• Vingt-neuvième battement

    Nouphilo riait aux éclats en évitant de justesse un jet d’eau. La journée s’annonçait étonnement chaude, alors quand ils étaient arrivés près de l'abribus, Erlhas l'avait emmené dans un espace carré à proximité où des jets d'eau jaillissaient par intermittence. Cela faisait trois semaines qu'ils s'étaient remis ensemble et le responsable avait redoublé de précaution. Il prenait garde à ne pas surprendre Nouphilo d'aucune façon, ce qui avait pour effet d'amuser ce dernier qui remarquait bien ses efforts. La sortie d'aujourd'hui, était venu après une discussion de la veille. Il ne se rappelait plus comment, mais Erlhas avait fini par découvrir que Nouphilo n'était jamais allé au zoo. Le jeune homme avait donc décidé de corriger cela dès le lendemain en l'emmenant à un zoo auquel il était allé étant petit.

    Une brusque poussée dans le dos le plaça juste au-dessus d’un jet qui lui aspergea le visage abondement avant qu’il n’ait pu s’en écarter. Il fixa Nouphilo qui se tordait de rire :

    -Alors là.

    S’ensuivit une course-poursuite vite interrompue lorsque Nouphilo lança :

    -C’est notre bus ?

    Erlhas jeta un regard vers le véhicule et dut avouer que c’était le bon. Nouphilo courut jusqu’à la portière et s'arrêta net, attendant qu'Erlhas le rattrape. Pour couronner le tout, il s'avérait que le garçon n'avait jamais pris le bus. Lorsque Erlhas fut à sa portée, il chuchota :

    -On aurait dû acheter des billets, non ?

    -Observe et apprend, petit scarabée.

    -Bien, oh, grand maître.

    Erlhas monta, acheta deux tickets auprès du chauffeur et les composta. Il se tourna pour faire un clin d'œil à Nouphilo qui observait son manège avec un grand intérêt. Ils trouvèrent deux places assises et le responsable observa Nouphilo qui jetait des regards devant, sautillant sur son siège, s'assagissant lorsque des gens passaient dans l'allée, se penchant pour regarder derrière. Lorsqu'il se tourna pour jeter un oeil par la fenêtre, il croisa le regard d'Erlhas, lui sourit, puis refit le même cirque jusqu'à ce que le bus démarre.

    -Comment on sait où on doit s’arrêter ?

    -Moi, je regarde les noms des arrêts quand le bus s’arrête pour me repérer.

    -Il s’arrête à tous les arrêts ?

    -Non seulement si on appuie sur le bouton.

    -Mais s’il s’arrête pas à l’arrêt d’avant ?

    Erlhas haussa les épaules :

    -On verra bien, au pire on marchera.

    Nouphilo hocha la tête, puis Erlhas plaça sa main, paume ouverte entre eux. Le garçon y glissa la sienne sans se détourner du pare-brise qui offrait apparemment un spectacle fascinant. Erlhas se demandait s’il s'était rendu compte de ce qu'il faisait. Cela semblait être devenu un réflexe. Chaque fois qu'Erlhas présentait sa main ouverte, Nouphilo y posait la sienne. Au début, il jetait un regard à cette main comme s’il craignait de tomber dans un piège, puis le regard c'était fait de plus en plus bref, jusqu'à ce qu'il se contente de noter d'un coin de l’œil la main ouverte. Erlhas ne lui avait pas parlé de ce réflexe, car le garçon avait tendance à faire un pas en arrière si on lui faisait remarquer le moindre changement dans ses habitudes comportementales.

    -Tu crois que c’est bientôt ?

    Erlhas sourit en jetant un regard par la fenêtre, repéra un abribus dont il attrapa le nom au passage :

    -Oui, tu peux appuyer sur le bouton.

    Erlhas pointa du doigt l’appareil dont il parlait, juste au-dessus de la tête de Nouphilo qui se redressa pour l’atteindre :

    -J’appuie maintenant ?

    -S’il te plaît.

    -Il me plaît.

    Lorsqu’ils descendirent Nouphilo se mit à gambader :

    -Tu crois qu’il y aura des tigres ? Et des girafes ? Et des lions ? Oh et un gros éléphant ?

    Vraiment trop mignon.

    -Nouphilo ?

    Le garçon revint vers lui :

    -Oui ?

    -Câlin bisous ?

    -Si tu veux.

    Erlhas le sentait toujours se crisper dans ses bras, mais il ne mettait plus ses bras contre son torse dorénavant, il gardait les bras le long du corps. Cependant, l'adolescent’était pas naïf et savait bien que ses mains formaient des poings prêts à partir au moindre geste de travers. Le responsable déposa un baiser sur la tempe avant de le relâcher. Nouphilo souriait jusqu'aux oreilles :

    -On va voir les lions, on va voir les lions.

    Erlhas tendit la main :

    -Va pour les lions.

    Nouphilo la saisit pour le traîner derrière lui.

     

    La journée lui sembla étonnement brève. Le soir venu, après le dîner, ils se retrouvèrent allongés face à face sur le lit de Erlhas. Sebizan était rentré pour le week-end et ne risquait donc pas de surgir à n’importe quel moment. Lorsque leur conversation finit par s'éteindre, Erlhas aborda un sujet plus sérieux :

    -Tu veux que je te donne la lettre demain ?

    Chaque dimanche, elle arrivait, mais à présent Nouphilo l’a jeté systématiquement. Il fit la grimace :

    -Non, tu peux la jeter.

    -Tu me diras un jour ce qu’il y a dedans ?

    Nouphilo gardait les yeux fixait sur un point du matelas, alors Erlhas sourit doucement :

    -C’est pas grave si tu veux pas, je t’aime quand même.

    Nouphilo le fixa soudainement avec ce même regard, si sérieux. Bêtise ?

    -Tu sais que je te le dirais jamais ça.

    -Quoi donc ?

    -Ces trois mots là.

    Erlhas fronça les sourcils. Il n’a pas dit qu'il m'aimait à sa manière ?

    -Pourquoi tu le dirais pas ?

    Nouphilo joua avec les doigts d'Erlhas en répondant :

    -Parce que tu es plus précieux que des mots.

    Erlhas n’était pas sûr de comprendre, mais sourit tout de même, le cœur battant comme un tambour :

    -Bisous ?

    Nouphilo hocha la tête et le jeune homme lui embrassa le bout du nez, ce qui le fit rire.

     

    Erlhas bâilla en ouvrant son livre. Le beau temps avait l’air de tenir, alors il s'était motivé pour venir travailler à l'extérieur plutôt que dans sa chambre où l'appel de son lit se faisait souvent le plus fort. Il tentait de retenir des dates lorsqu'en levant les yeux, il vit Nouphilo approcher d'un pas résolu. Mauvaise nouvelle ? Cela lui rappela la lettre reçue le matin même. Comme promis, il l'avait gardé, mais il n'avait pu se résoudre à la jeter. Au cas où Nouphilo regretterait sa décision et il semblerait que ce soit le cas. Le garçon se planta devant lui, fixant obstinément le sol :

    -Pour hier, concernant les lettres.

    -Je l’ai…

    -C’est mon père.

    Il a pas dit que son père était cool. Pourquoi il veut pas le voir ?

    -Il m’a violé quand j’étais petit.

    Le monde s’arrêta dans un souffle. A moins que ce ne soit lui seul qui est cessé de respirer. Erlhas dévisagea Nouphilo sans le voir, réalisant avec une lenteur interminable ce qu’il venait de lui dire. Dis quelque chose, fais quelque chose, réagis, putain de merde. Mais quoi ? Qu’est-ce qu'on est supposé dire là ?

    -Ah.

    Je rêve ! T'as pas fait ça, non, j'y crois pas ! Rattrape le coup, dis quelque chose d'intelligent, ça te changerait. Nouphilo ne réagit pas à la réponse, se contentant d'un hochement de tête avant de tourner les talons. Non, non, non, non, le laisse pas partir comme ça ! Réagis merde ! Mais il resta assis, les mots de Nouphilo tournant en arrière-plan dans son esprit. Une image se forma, un homme à la silhouette flou. Arrête, arrête, n’imagine rien, arrête. Le contre-coup le prit au dépourvu. Il retrouva son souffle pour mieux paniquer. Reste calme, putain d’enfoiré. La douleur se partagé avec une haine montante. Une image vint à nouveau, le père de Nouphilo. Arrête ! N’imagine pas, n’imagine rien ! Sa vision devint floue quand les larmes commencèrent à affluer. Au prix d’un effort considérable, il respira profondément, baissa les yeux sur son livre et le referma.

     

    Sebizan entra en trombe, comme à son habitude, pour découvrir son frère allongé sur son lit, fixant le plafond.

    -J’ai acheté un nouveau film.

    -Mmm.

    Sebizan l’observa un instant avant de déclarer :

    -Ça sent la connerie.

    -Quoi ?

    Il bondit sur le lit :

    -Raconte-moi ! Raconte-moi !

    Erlhas lui envoya son oreiller en espérant qu’il arrêterait de sauter sur son lit :

    -Arrête, tu veux ?

    Sebizan se laissa tomber sur les genoux :

    -Si grave que ça ?

    Erlhas finit par se redresser, se demandant un instant s’il pouvait en parler à son frère, puis se décida :

    -Nouphilo m’a dit quelque chose, un truc très important de son passé et j’ai pas su quoi faire.

    -C’était quoi ?

    Erlhas tenta de se rappeler la dernière fois qu’il avait caché quelque chose à Sebizan.

    -Je peux pas te le dire.

    Le garçon fronça les sourcils :

    -Je crois que tu devrais dormir et réfléchir à la façon dont tu l’aborderas demain.

    Fier de son conseil, Sebizan se mit à chantonner en ouvrant son ordinateur pour regarder son film.

     

    Erlhas tenta bien de dormir, mais il ne faisait que se retourner, se repassant sans cesse la révélation de Nouphilo et sa réaction décevante. Finalement, il se redressa. Tant pis, je vais le voir maintenant. Si ça se trouve, il s’est déjà monté la tête avec des tas de conneries. Il faut que je le rassure. Il se leva, se rassit, regarda l'heure. Non, c'est trop tard maintenant. Il se rallongea, se retourna deux ou trois fois, jusqu'à ce que Sebizan se mette à grogner :

    -Oh, putain, fais quelque chose ou je te cogne.

    OK, advienne que pourra. Erlhas se leva et sortit sur la pointe des pieds. Il frappa doucement à la porte de Nouphilo, puis plus fort comme il n’y avait aucune réponse. Normal, y a des gens qui dorme à cette heure. Putain, qu'est-ce qu'ils vont penser s'ils découvrent le responsable dans le couloir en pleine nuit. Mais si ça se trouve Nouphilo est réveillé et il a juste la trouille d'ouvrir. Dans le doute, il glissa :

    -C’est Erlhas.

    Quelques secondes plus tard, la porte s'ouvrait légèrement, confirmant ses soupçons. Le visage inquiet de Nouphilo apparut dans l’entrebâillement :

    -Qu’est-ce qu’il y a ?

    -Je peux te parler ? A propos de ce que tu m’as dit plus tôt. Je suis désolé, j'ai été nul.

    -Nul ?

    Nouphilo semblait sincèrement ne pas comprendre ce dont il parlait et s’écarta pour le laisser entrer. Il alluma la lumière et ils s’installèrent sur le lit. Erlhas déglutit avec difficulté :

    -Tu veux en parler ?

    Il fut surpris de voir Nouphilo sourire alors qu’il s’attendait à le trouver méfiant ou craintif, voir en colère.

    -Je voulais pas en parler, j’en ai pas l’envie, ni le besoin. Je voulais juste t’aider à mieux comprendre pourquoi j'étais comme ça.

    Erlhas dut s’avouer qu’il était soulagé. Il n’avait pas la moindre idée de la façon dont on était censé réagir dans ces cas-là. Alors qu'il réfléchissait à quelque chose à dire, les paroles d'une chanson lui vinrent à l'esprit et refusèrent de partir. Non, mais tu crois que c'est le moment ? Dis rien, vaut mieux, c'est nul. Pourtant, il s'entendit énoncer :

    -Laisse-moi t’aimer et je t’aimerais jusqu’à ce que tu apprennes à t’aimer toi-même. Laisse-moi t’aimer, je connais tes problèmes, n'ai pas peur, je peux aider.

    Nouphilo réfléchit un instant avant de demander :

    -C’est une chanson ça non ?

    -Oui.

    Ils éclatèrent de rire, Nouphilo réussit à articuler :

    -Ça sort tellement de nulle part ! C’est nul.

    Lorsqu’ils réussirent à reprendre leurs sérieux, Nouphilo continua :

    -Ne crois pas que je ne m’aime pas. C’est pas parce que je suis toujours seul et que je ne suis pas la mode que je ne m'aime pas. Au contraire, je m'apprécie énormément comme je suis. C'est pour ça que je n'aime pas me rendre compte que j'ai changé.

    Leurs regards se croisèrent. Il sait pour son réflexe de la main ouverte, mais tant que je ne lui fais pas remarquer, je suppose que cela ne compte pas. Ils échangèrent un sourire.

    -Je vais te laisser dormir.

    Nouphilo se leva et se tint debout près du lit tandis qu'Erlhas se dirigeait vers la porte, il lui demanda :

    -Pas câlin ?

    -Ah si, câlin.

    Il fit demi-tour pour le prendre dans ses bras et il lui sembla que Nouphilo ne se crispait pas à son contact. Sans doute la fatigue.

    -Bisou surprise !

    Il lui embrassa la joue et Nouphilo prit un air offusqué :

    -Vil gredin.

    Après un nouveau rire, Erlhas retourna dans sa chambre, le cœur léger et heureux.

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