• Septième battement

    Nouphilo fixa son bol avec un intérêt renouvelé lorsque les chefs de dortoir entrèrent dans le réfectoire, portant chacun un bac rempli de lettres destinées aux pensionnaires. Il avait la ferme intention de ne pas croiser le regard de Erlhas, ni même de lui adresser la parole avant quelque temps. En fait, pas avant que celui-ci ne fasse le premier pas. Nouphilo se sentait honteux chaque fois qu’il repensait à la discussion de la veille. Il avait parlé sans réfléchir et n’avait pas pensé blessé le jeune homme. J’aurais jamais cru que tu puisses être décevant à ce point. Il entendait encore ces mots dans sa tête et cela lui donna envie de se ratatiner encore plus sur sa chaise.

    L'adolescent avala rapidement le reste de son lait, rangea son plateau et se dirigea vers la sortie. Il jeta un coup d’œil vers les bacs, hésitant. Il n’y avait jamais de lettre pour lui, mais cela ne coûtait rien de regarder. Il parcourut les enveloppes rapidement sans rien voir qui ne lui soit destiné et sortit avec hâte. Nouphilo s’était arrêté au milieu d’un chapitre la veille et était pressé de connaître la suite. Il se dirigeait vers sa chambre en se remémorant son agenda, rayant mentalement les devoirs terminés. Plus rien à faire, je vais pouvoir lire toute la journée. Souriant tour seul, il se colla au mur par réflexe en croisant deux garçons de sa classe.

    -Il est chiant franchement. Il aurait pu nous parler de ce devoir en classe lundi, on aurait eu plus de temps.

    -Tu parles, il est con comme la lune ce mec. Je te parie que la moitié de la classe est pas au courant, si on s’était pas arrêté pour lire l’affichage…

    Nouphilo tiqua. Il parle d’un devoir pour toute la classe ? Il ferma les yeux en soupirant. Faites que ce soit une option que j’ai pas. Il se dirigea d’un pas lent vers la réception, car sur le mur à côté se trouvait le panneau d’affichage. On y annonçait les professeurs absents, mais les enseignants l’utilisaient également pour faire passer des informations urgentes aux élèves. Nouphilo pria de tout cœur pour que les garçons soient en train de parler d’un message passé par un professeur qu’il n’avait pas. Dans le même temps, il essayait de se souvenir si ces deux-là avaient les mêmes options que lui. Finalement, l'adolescent se retrouva devant le large panneau et fouilla patiemment du regard les différentes affiches. Il finit par trouver celle qui l'intéressée et vit, à son grand désespoir, que c'était un message du professeur d'art.

    Celui-ci informait ses élèves qu’il s’était décidé pour le thème de l’évaluation final. Celui-ci étant « moi ». La première idée qui vint à Nouphilo fut un autoportrait. Ton manque d’originalité va me faire pleurer. Il leva les yeux au ciel. De toute façon, il n’était pas bon en dessin, en peinture, en fait il était simplement nul en art. Mais bon, pour l’évaluation finale, Nouphilo devrait faire un effort. Il faut juste une idée. Il se remit en route, réfléchissant assidûment. Passant devant les escaliers menant au dortoir, il leur jeta un regard de regret songeant à son livre abandonné là-haut. Non, il vaut mieux se débarrasser de ça maintenant. Le devoir devait être rendu au dernier cours avant les vacances, ce qui lui laissait deux semaines. Le dernier cours en question ayant lieu le lundi de la semaine suivante. Résolument, il se rendit dans la salle d’art.

    Les volets étaient fermés et la pièce sentait fortement la peinture et la colle. Nouphilo passa entre les tables pour se rendre auprès des larges étagères en métal qui ornées le fond de la classe. Les élèves avaient le droit d’emprunter ce qu’ils voulaient pour leur devoir et Nouphilo parcourut les différents outils en cherchant l’inspiration. Finalement, il opta pour une petite caméra rangée en haut de l’étagère. Il y en avait trois d’ordinaire, mais une avait déjà été empruntée semblait-il. Nouphilo fixa l’appareil rêveusement, puis finit par se décider. Ce sera toujours mieux qu’un dessin. Il s’approcha du cahier posait sur une des étagères, l’ouvrit où le marque-page était posé et prit le stylo qui y était attaché. Un tableau imprimé sur une feuille était collé. Dessus, on pouvait lire sur chaque ligne un outil à emprunter et dans les colonnes il suffisait de noter le nom, la date d'emprunt et celle de retour. Il trouva les trois lignes des caméras et vit qu'elles étaient numérotées. La ligne où était inscrit « caméra trois » avait été rempli par un élève ce qui mena Nouphilo à se demander s’il devait prendre une ligne au hasard entre les deux restantes. Dans le doute, il tourna la caméra dans ses mains pour finir par trouver un petit autocollant sur lequel était écrit le chiffre 1. L'adoelescent remplit donc les deux premières colonnes en face de la ligne correspondante et sortit.

    Il retourna dans sa chambre, ferma à clé, s’assit à son bureau et traficota la caméra dans tous les sens pour voir comment cela marché. Finalement, c’était assez simple. Nouphilo entassa des livres sur son bureau pour pouvoir cadrer son visage et mit en route. Il fixa un instant l’objectif, puis son image sur le petit écran latéral avant d’éclater de rire.

    -Okay, j’ai pas la moindre idée de ce que je vais faire.

    Il observa encore un temps le point rouge clignotant et rit à nouveau :

    -Bon bah voilà, je suis content.

    Il fit un large sourire et éteignit la caméra. Faut réfléchir maintenant. Se filmer au jour le jour risquait d’être profondément ennuyeux. Il resta plusieurs minutes à fixer l’appareil sans trouver l’inspiration. Il soupira, s’en empara pour le remettre en marche, puis sortit. Dans le couloir, il filma le sol, les murs, le plafond. Lorsque des garçons surgirent de l’escalier, il se colla au mur et baissa sa caméra. Il les entendit ricaner en passant près de lui, mais n’y prêta pas attention. Il continua son exploration, caméra au poings :

    -Voici le réfectoire où le mardi et le jeudi, on nous sert de la viande humaine pour déjeuner. Si, si. Pourquoi pas les autres jours me direz-vous ? Je n’en sais strictement rien, mais je ne suis pas un psychopathe moi. À moins que…

    Nouphilo tourna la caméra vers lui pour faire un grand sourire à l’objectif.

    -Il me semble que ce sont les bruits qui courent à mon sujet. L’autre question que cela soulève c’est comment des bruits peuvent-ils courir ?

    Il allait rajouter quelque chose quand une idée germa dans son cerveau. S’il devait faire une vidéo sur lui, pourquoi ne pas en faire une sur les autres parlant de lui. Bien sûr cela impliquait qu’il aille parler aux autres et que ceux-ci veulent bien lui répondre. Nouphilo fixa à nouveau l’objectif :

    -Autant dire que ce projet est un échec.

    -Qu’est-ce que tu fabriques ?

    Nouphilo sursauta en faisant volte face.

    -Erlhas ? Hey…

    S’apercevant qu’il le filmait, il s’empressa de baisser le bras et pour répondre à la question, se contenta de dire d’une voix étranglée :

    -Rien.

    Erlhas le fixa en silence avant de sourire :

    -O-Kay, ça n’a pas du tout l’air suspect.

    Au moins il n’a plus l’air en colère.

    -C’est juste un truc pour le cours d’art.

    -Ah, parce que révéler l’ingrédient secret du mardi et jeudi fais partit d’un truc ?

    -Parce que t’écoutes aux portes en plus ? Ah bah bravo, autant pour le modèle.

    -Techniquement vu que nous sommes tous deux au milieu du réfectoire, je n’écoutais pas aux portes.

    -Qu’il est malin.

    Erlhas rit avant de demander :

    -C’est quoi ce truc en vrai.

    Nouphilo soupira :

    -Un devoir sur « moi ».

    -Toi ?

    -Ouais, enfin, c’est le thème « moi ». Chacun travail sur soi quoi…

    Il fit la grimace en s’écoutant parler, ses explications n’avaient pas l’air plus clair.

    -Et c’est quoi le rapport avec le cannibalisme ?

    Nouphilo ricana :

    -C’est juste que je voulais faire comme des interviews, tu vois. Faire que les gens parlent de moi devant la caméra. Il n’y a qu’un léger problème.

    Erlhas haussa un sourcil.

    -Mes capacités sociales ne sont pas vraiment au top niveau. Personne ne me parlera. Bon, de toute façon, je serais pas capable d’aller leur parler à la base donc…

    Il conclut par un haussement d’épaule.

    -Pourquoi ?

    Nouphilo releva la tête et réfléchit un temps à la question avant de répliquer :

    -Pourquoi quoi ?

    -Pourquoi tu n’es pas capable de parler aux autres ?

    -Pourquoi tu dois toujours être bon en tout ?

    -Je suis mauvais en littérature.

    La réplique fit revenir la discussion de la veille à l’esprit de Nouphilo qui baissa les yeux en espérant que Erlhas ne se mettrait pas à nouveau en colère. Mais l’adolescent ne sembla pas se rendre compte de la gêne qu’avait provoqué ses paroles et poursuivit :

    -Je le fais si tu veux.

    -Faire quoi ?

    -Interroger les gens pour ton devoir.

    Nouphilo resta un instant sans réagir avant de demander :

    -Ce ne serait pas de la triche ?

    -Pourquoi ? Tu as eu l’idée, tu as pris le matériel, tu feras le montage. Je vois pas en quoi un léger soutien technique serait de la triche.

    -Tu crois ?

    -Bien sûr, en plus t’es pas obligé de le dire si vraiment ça te fout la trouille.

    -J’ai pas la trouille… peut-être un peu.

    Erlhas rit :

    -Ce sera ma manière de m’excuser pour hier. J’ai réagi sans réfléchir.

    Excuse-toi aussi, excuse-toi, allez. Mais Nouphilo n’obéit pas à sa pensée. Il ignorait pourquoi, il avait toujours été incapable de s’excuser pour quoi que ce soit. Il semblait que cette fois-ci ne ferait pas exception. Le garçon se contenta de baisser la tête en pinçant les lèvres.

    -J’avais prévu de te donner des bonbons, mais je crois que ça c’est mieux.

    Il pointa la caméra du doigt. Nouphilo hésitait toujours. Il fixa l’appareil, puis alla le donner à Erlhas, tête basse :

    -Ça veut dire que j’aurais pas de bonbons ?

    Un rire lui répondit et un petit paquet apparut dans son champ de vision. Il sourit en s’en emparant.

    -Il te le faut pour quand ?

    -Le week-end prochain se serait cool. Comme ça je ferais le montage tranquille. Te prends pas la tête pour les questions, demande juste ce qu’ils pensent de moi.

    -OK, chef. J’interroge qui en priorité ?

    -Ceux de ma classe, les gars du dortoir. Un peu au hasard en fait et pas tous non plus, faut pas que ça te prenne trop de temps.

    -T’inquiètes. Je te fais ça pour vendredi.

    -Ok merci.

    -Tu pourrais au moins me regarder avec un air plein de gratitude.

    Nouphilo releva la tête pour le fixer :

    -Je veux bien te regarder, mais pour l’air de gratitude faudra que j’y travaille.

    -Pas grave, t’as jusqu’à vendredi.

    Rapidement, Erlhas se saisit de la visière pour lui rabaisser sa casquette sur le nez. Nouphilo poussa un grognement plaintif avant de la remonter un peu.

    -Bon, j’y vais.

    -Ok.

    Erlhas s’éloigna rapidement, mais à peine avait-il franchi la porte que Nouphilo se mit à tourner en rond. Ça va aller, y a pas de raison. C’est pas à lui de faire ça, mais en même temps tu pourrais pas le faire alors. Ça va aller. Il se figea soudain. Merde, les vidéos que j’ai enregistré…. il va les voir. Il se prit la tête dans les mains en grimaçant. Non mais c'est pas vrai d'être aussi con. Il se redressa et respira profondément en sentant son cœur accélérer. C'est bon, y a pas de problème, je vais juste lui demander de me repasser la caméra pour vérifier un truc.

    Tout en cogitant, il sortit du réfectoire en espérant rattraper Erlhas. Il le trouva au pied des escaliers en pleine discussion avec une des responsables du dortoir des filles. Nouphilo se colla au mur. J’attends qu’il ait fini de parler et j’y vais. Je vais lui dire, excuse-moi, j’ai oublié de vérifier un truc sur la caméra. Je lui prends, j’efface, je lui rends, simple comme bonjour, c’est pas la mort. Il se pencha pour voir où la discussion en été et vit que Erlhas était déjà en train de monter les marches. Il va probablement ranger la caméra pour l’instant. OK, donc je lui dis que j’ai un truc à vérifier et voilà. Mais s’il me demande quoi, je fais quoi ? Juste que je dois voir si l'ancien utilisateur n'a pas laissé de vidéo ou qu'il y a bien le truc pour enregistrer. Non, c'est con, il m'a vu en train de l'utiliser.

    Lorsqu’il arriva devant la porte de Erlhas, il inspira une dernière fois et leva le poing pour toquer quand il arrêta son geste. Il déglutit en baissant le bras. Les battements de son cœur étaient montés crescendo à chaque marche qu’il avait grimpé. Maintenant, il battait comme un tambour à ses tempes. C’est pas la honte, franchement. Ce le sera s’il voit tes vidéos. Alors tu y vas, ça va aller, qu’est-ce que tu risques ? Il va pas te manger.

    Mais il fixa la porte sans bouger. Ses yeux commencèrent à piquer. Putain, c’est rien, franchement. Fais-le allez. Les battements de son cœur lui emplir le crâne, les larmes lui montèrent aux yeux. Panique pas, panique pas, putain, c’est rien. Mais son corps refusa le moindre geste. Ce n’est que lorsque la poignée de la porte s’abaissa qu’il se réanima pour s’enfuir dans sa chambre.

    Il ferma la porte précipitamment et se laissa glisser au sol avant d’éclater de rire :

    -Ça, c’était discret.

    « Chapitre 8Livre : La tour sombre »

    Tags Tags : , , , , , , , , , , , ,
  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :