• Lutinor éternua pour la centième fois avant d’embrasser la petite pièce du regard. Il avait nettoyé l’autel, retirer les gravas qui traînaient ici et là et avait même commencé à s’attaquer aux mauvaises herbes. A présent, il s’étirait en grognant et jugea qu’il en avait assez fais. Je me demande où en est Charon. Il sourit en jetant un dernier regard à la pièce. Je suis plutôt fier de moi, vive moi et mon égo. Il sautilla jusqu’à la sortit pour rejoindre la maison à côté. Une fois devant la porte, il s’arrêta pour faire le tour et observer le mur que Charon lui avait montré plus tôt. Il ne voyait vraiment pas le rapport avec un seau, mais cela semblait si important pour le sans âme. Tant pis s’il est bizarre, il faut qu’il reste. Il fit un détour avant d’entrer dans la petite maison.

    Charon était concentré sur un manuscrit, près de lui, le tas informe de livres et documents avait pris la forme de hautes colonnes bien rangés, mais quelques-uns traînés encore çà et là. Lutinor sourit et bondit en criant :

    -J’ai gagné !

    Charon sursauta de surprise envoyant voler tous les documents qu’il avait si soigneusement trier. Il fixa le dieu avec un air ahuri avant qu’un léger sourire n’effleure au coin de ses lèvres :

    -Tu n’es vraiment pas bien.

    Lutinor haussa les épaules en s’inclinant :

    -Je suis profondément désolé pour le bazar, mais j’ai quand même gagné et puis tiens…

    Il lui tendit, avec une certaine fierté, le seau qu’il avait récupéré au puit. Charon le fixa sans comprendre :

    -C’est pour quoi ?

    -Pour toi. Tu voulais un seau non ? Je te donne le mien, enfin, celui du puit. Je veux que tu te sentes comme chez toi.

    Charon ne fit pas tout de suite le rapprochement et quand il finit par saisir de quoi Lutinor parlait, il se mit à rire :

    -D’accord, t’es officiellement bizarre.

    Le petit dieu se renfrogna :

    -C’est toi qu’est bizarre. Qui a l’idée de vouloir un seau franchement ?

    Charon reprit son sérieux pour lui présenter le manuscrit qu’il avait entre les mains :

    -Tu peux lire ça ?

    Lutinor prit un air amusé :

    -Tu ne sais pas lire ?

    Charon l’observa avec intérêt :

    -Pas ça, non. Dois-je en déduire que toi si ?

    -Non, mais moi je suis idiot, alors ce n’est pas surprenant.

    Charon haussa un sourcil avant de recentrer son attention sur le manuscrit. Lutinor vint regarder par-dessus son épaule, mais il ne vit qu’une suite de symboles sans signification :

    -Est-ce que c’est si étrange que tu ne saches pas le lire ?

    -Je sais tout lire, alors oui, c’est étrange. Tu sais, cela doit dater d’avant la langue commune.

    -Non, je ne sais pas.

    Un nouveau sourire passa furtivement sur les lèvres de Charon :

    -Au début du monde, les divinités, les dieux et tous les autres, chacun avait sa propre langue.

    -ça devait être un sacré bazar.

    -D’où l’invention de la langue commune. Mais ça, c’est comme le sceau à l’extérieur, je ne connais pas et c’est pas normal.

    Lutinor réfléchit deux secondes avant de supposer :

    -Si c’est dans une des anciennes langues, alors…

    Devinant où il voulait en venir, Charon lui fit face en appuyant sur chacun des mots qu’il prononça :

    -Non, non, tu ne saisis pas. Je connais toutes les langues d’autrefois et ça… ce n’en n’ai pas une.

    Lutinor papillonna des yeux, hésita puis mis le seau sous le nez du sans-âme :

    -T’es sûr que tu ne veux pas ton seau ?

    Charon soupira :

    -Non merci.

    -Bon… je vais le ranger alors.

    Il recula d’un pas, puis deux, avant de tourner les talons et sortir, laissant Charon à ses réflexions.

     

    -Qui sont tes fidèles ?

    -Les pigeons et les rats…. Enfin, plus les rats.

    Lutinor était très concentré. La veille, Charon n’était pas sorti de sa chambre, perdu dans les parchemins, mais ce matin, il était venu lui poser des questions et le dieu n’avait pas l’intention de perdre le jeu. Cependant, le sans âme levait les yeux au ciel pour la énième fois. Quoi ? j’ai encore perdu ? C’est plus dur que ce que je pensais. Allez, concentre-toi, le tout c’est de ne pas se relâcher. Charon lutta contre le désespoir qui l’envahissait :

    -Non, Lutinor, non. Qui viens te prier ? Qui tu protèges ? Les hommes, les femmes enceintes, les enfants, les voyageurs…

    Lutinor plissa les yeux, réfléchit deux secondes avant de demander :

    -ça ne peut pas être les pigeons et les rats, alors ?

    -Non ! Qui a eu l’idée de construire ce foutu temple au milieu de ce putain de marécage de merde ?!

    Lutinor sentit les larmes lui monter aux yeux quand Charon commença à lui crier dessus. Il fit la moue et fixa le sol :

    -Je ne sais pas moi. Ce n’est pas la peine de s’énerver, non plus. Tu ne m’as pas expliqué les règles du jeu en plus, j’essaie…

    Charon le coupa :

    -Ecoute.

    Comme le dieu ne se décidait pas à relever la tête, il relança :

    -Tu m’écoutes ?

    Lutinor hocha la tête sans relever les yeux.

    -Ce n’est pas un jeu. J’ai pu lire une partie des documents que tu as conservé, mais ton prédécesseur n’a presque rien écrit, celui d’avant non plus. Du moins, rien d’intéressant, pour l’instant. Ça veut dire que je ne sais toujours pas quel dieu tu es et si je n’arrive pas à le savoir, je ne peux pas te former correctement.

    Lutinor resta les yeux au sol, boudeur.

    -Est-ce que tu comprends ?

    Le dieu renifla, releva la tête alors qu’une larme s’échappait au coin de son œil :

    -Oui, mais on ne m’a rien dit à moi.

    Charon le fixa avec sévérité :

    -Un dieu ne pleure pas.

    -Je ne sais pas si t’as remarqué, mais je galère un peu de ce côté-là.

    Le sans-âme laissa échapper un petit rire :

    -D’accord. Tu sais ce qu’on va faire ? On va s’assoir dehors, au soleil, au milieu des moustiques et tu vas me raconter ta vie. Comment tu t’es retrouvé ici par exemple. Il y a peut-être des choses que tu sais sans le savoir.

    Lutinor s’essuya les yeux :

    -D’accord.

    Ils allèrent s’assoir et Lutinor commença son histoire, racontant comment le dieu l’avait trouvé bébé dans le marais, ce qu’il lui avait dit sur le peuple qui avait construit le temple avant de l’abandonner. Puis, comment il avait grandi autour, sans qu’on lui enseigne quoique ce soit. Il raconta également le jour où il avait trouvé son maître sur l’autel, désireux de partir et qu’il avait accepté de lui succéder. Ne trouvant rien d’autre à ajouter, Lutinor se tue, attendant la réaction de Charon. Le sans-âme semblait perdu dans ses pensées, si bien que le petit dieu finit par demander :

    -Et toi ? D’où tu viens ?

    Charon sortit de sa rêverie pour le fixer :

    -Des enfers, pourquoi ?

    Lutinor rit :

    -Non, je veux dire, les sans-âmes, ils viennent d’où ?

    Le visage de Charon s’assombrit :

    -D’une terre de néant.

    Lutinor attendit de voir si le sans-âme allait continuer et, en effet, Charon inspira profondément, se laissa tomber en arrière jusqu’à ce que son dos trouve le mur, puis il reprit :

    -Le ciel et la terre sont noirs. Tout, en fait, y est noir. Les maisons, les plantes. Il n’y a pas d’animaux, ni jour, ni joie. On ne naît de personne, on grandit seul et perdu, puis parfois, un éclair de couleur saisit un arbre. Le tronc devient marron, zébré d’or, les feuilles deviennent éblouissantes, d’un vert-argenté. C’est qu’un dieu cherche un sans-âme. Alors, on court, on crie, on fuit, mais certain se dise que l’esclavage vaut peut-être mieux qu’une nuit éternelle et solitaire.

    Lutinor essaya d’imaginer un petit Charon marchant sans but dans l’obscurité.

    -Tu as fuis, toi ? Quand tu as vu l’arbre s’illuminer ?

    Le sans-âme posa les yeux sur lui, puis passa une main sur la longue et profonde cicatrise sur sa gorge :

    -Non, je voulais voir ce qu’il y avait ailleurs. Je me suis retrouvé avec une barque, sur un fleuve empoisonné dans des enfers qui étaient plus vivant que mon lieu d’origine.

    -Tu n’as pas regretté alors, d’être esclave de Hadès.

    Charon sourit :

    -Non, jusqu’à ce qu’il parte en me laissant derrière.

    Lutinor s’attrista :

    -Ne t’inquiète pas. Ici, c’est toi qui décide quand tu pars…mais si ça pouvait attendre que j’aie appris un petit quelque chose au moins, se serait gentil.

    Charon rit :

    -C’est demandé avec tant de désespoir que je m’en voudrais de renoncer maintenant.

    Il se leva, épousseta son pantalon et annonça :

    -Bon, si on ignore quel dieu tu es et ceux que tu dois protéger, on va faire au hasard.

    Lutinor ouvrit des yeux ronds :

    -C’est vrai ? On peut faire ça ?

    -Oui, on peut. Avec un peu de chance, j’arriverais à discerner qui tu es à travers tes dons.

    Lutinor se leva à son tour et lui jeta un regard de reproche :

    -Et tu n’aurais pas pu décider ça, avant de me crier dessus.

    Charon se mit à rire d’un rire mauvais :

    -Oh, mais je crois que ce n’est pas près de se finir. Tu ferais bien de garder tes mouchoirs à proximité, dieu pleurnicheur.

    Il rentra, alors que Lutinor riait aussi sans saisir le sens de ses paroles.

     

    Ils se fixaient depuis un certain temps déjà. Lutinor n’osait plus bouger, ni respirer à dire vrai. En fait, il rentrait la tête dans ses épaules avec la ferme intention de devenir invisible. Quand on veut, on peut… il n’y a pas quelque chose qui dit ça ? Donc, si je souhaite très fort de disparaître, je vais y arriver. Le regard noir de Charon était insoutenable, mais il s’y efforcé du mieux qu’il pouvait. S’il ne pouvait pas devenir invisible, au moins il ne se déroberais pas… ou peut-être un peu. Une mouche, je voudrais devenir une petite mouche toute mignonne qui s’envolerais looooiiiiiin.

    -Essaie…encore.

    Charon serrait les mâchoires de toutes ses forces pour ne pas crier. Lutinor hocha lentement la tête, puis leva la main au-dessus de la vase :

    -Floranar.

    Il y eut une légère lumière jaune qui s’éleva du sol avant de disparaître. Ok, cette fois je suis mort. Charon se leva en fermant les yeux et Lutinor se jeta à genoux avant qu’il n’ait eu le temps de dire quoique ce soit :

    -Pitiéééééééééé ! Je suis désolé, ne me tue pas !.............s’il te plaît ?

    Charon le fixa interloqué avant de rire :

    -Lutinor, tu es un dieu. Tu as une certaine forme d’immortalité, ça va avec tes pouvoirs.

    Le jeune homme papillonna des yeux :

    -Ah oui, c’est vrai.

    -En revanche, je peux te faire très mal.

    -Mais… je suis mignon.

    Il fit du mieux qu’il put pour se donner l’air le plus adorable possible. Charon ne sembla pas s’émouvoir et lui envoya un coup sur le crâne.

    -Aï euh.

    -On recommence.

    Le petit dieu s’assit en tailleur avec un air boudeur :

    -Je n’y arrive pas de toute façon.

    -A quoi pensez-vous en prononçant la formule.

    Lutinor se redressa :

    -Tu me vouvoies maintenant ?

    Charon eut un sourire crispé :

    -Anciens réflexes. Répondez à la question.

    Non sans une certaine fierté, il dit :

    -Je pense à la formule.

    Le sans âme ne parut pas satisfait :

    -Vous pensez à la formule en disant la formule.

    -Oui, tu veux que je pense à quoi ? C’est parce que tu vouvoyais Hadès ?

    -Un sans âme doit le respect à tous les dieux. Tu dois penser à ce que tu veux créer, pas à la formule.

    -Donc, quand tu me tutoies, c’est que tu ne me respecte pas ? ça me fait de la peine.

    -Je crois que l’on peut dire que tu n’es pas vraiment un dieu pour l’instant, donc ça ne compte pas. Alors ? Essais en pensant à ce que tu veux créer.

    Lutinor posa son regard sur la vase, avant de revenir à Charon :

    -Mais je ne sais pas quel genre de fleur pousse dans ce genre d’endroit.

    Charon s’accroupit à nouveau pour faire face au dieu :

    -Tu es une divinité, c’est toi qui décide ce qui naîtra de cette vase.

    Lutinor sourit :

    -Je fais ce que je veux alors ?

    Le sans âme lui rendit son sourire :

    -C’est bien l’intérêt d’être un dieu, non ?

    Lutinor tendit la main, prit le temps de réfléchir à ce qu’il voulait faire apparaître, puis prononça :

    -Florinar.

    Charon leva les yeux au ciel :

    -Floranar.

    -Ah oui, Floranar.

    Une lueur jaune pris corps en une fleur rouge aux larges pétales d’argent qui scintillaient au soleil. Lutinor poussa un hurlement de joie qui fit sursauter Charon qui sourit d’un air désolé :

    -Pas la peine d’être si content. Tu te rends compte que c’est la base de la base ?

    Lutinor lui saisit les épaules pour le secouer d’avant en arrière en criant :

    -On s’en fout ! J’ai fait de la magie ! J’ai réussi à faire une fleur ! Et elle est joliiiiiiie !

    Charon éclata de rire en se dégageant :

    -D’accord, d’accord. C’est très bien. Après plus de quatre heure de mise en route et d’échec, je crois que tu peux aller fêter ça. Je vais retourner me pencher sur les manuscrits pour ma part.

    Lutinor s’attrista :

    -On ne va pas essayer autre chose ?

    -Non, entraîne-toi avec ça déjà. Ce ne sera pas mal.

    Le petit dieu tapa dans ses mains :

    -D’accord, maître, à vos ordres.

    Charon redevint sérieux :

    -Ne dis jamais ça.

    -Quoi donc ?

    -Je ne suis pas ton maître et tu n’es pas à mes ordres, c’est clair ? Ne redis jamais ça.

    Le ton sévère de Charon retira toute la joie de Lutinor qui eut à nouveau le sentiment d’avoir fait une grave bêtise :

    -Désolé.

    -Non plus. Un dieu ne s’excuse pas.

    Lutinor ouvrit la bouche, réfléchit, puis murmura :

    -Il fais quoi alors ?

    -Il fait en sorte d’avoir toujours raison.

    Le petit dieu plissa les yeux en essayant de voir comment réaliser cela et sa mine concentrée redonna le sourire à Charon :

    -Je te laisse y réfléchir. Je retourne travailler.

    Lutinor hocha vaguement la tête à son intention, cherchant toujours le moyen de n’avoir jamais tort. Finalement, après plusieurs minutes, il conclut qu’il n’y arriverait pas de toute façon et qu’il devrait se concentrer sur ce qu’il arrivait à faire. C’est-à-dire… JARDINER ! Tout heureux, il tendit à nouveau la main.


    votre commentaire


    Suivre le flux RSS des articles de cette rubrique
    Suivre le flux RSS des commentaires de cette rubrique