• Leurs gardiens se placèrent aussitôt devant eux, un homme et une femme, mais ils ne semblaient pas très heureux d'être là. Sans ralentir, Charon passa entre eux, posant un puce sur le front de chacun. Ils s'écroulèrent dans la seconde. Il arriva à la portée des dieux lorsque l'un dit soudain :

    -Allons, je pense que nous en avons assez vu.

    -Oui, s'empressa de répondre l'autre. La démonstration est suffisante.

    Charon s'arrêta, fit glisser son regard de l'un à l'autre :

    -Comme vous voulez.

    Il retourna à son assiette. Peu à peu les discussions reprirent et Lutinor n'avait pas bougé. Il attendit un peu de retrouver ses sens avant de rejoindre Isisia. Celle-ci s'inquiéta aussitôt :

    -Tu n'as rien ?

    -Non, ça va. Un peu la trouille, mais sinon... merci pour ton gardien.

    -De rien, tu peux me le rendre ?

    -Oh, je ne le vois pas en fait.

    -Maintenant si.

    Il aperçut en effet la petite silhouette sur son épaule :

    -Que lui est-il arrivé ?

    -Il s'est évanoui quand tu t'es approché de Charon.

    Il prit le petit corps avec délicatesse craignant de le briser et le rendit à sa maîtresse.

    -Que vas-tu faire maintenant ?

    Lutinor réfléchit à la question. Il voulait un gardien, c'était sûr, mais il devait d'abord apprendre les formules nécessaires. Le problème c'est qu'il risquait de ne plus croiser de sans âmes avant longtemps.

    -Je vais demander à Charon s’il veut bien venir avec moi.

    Isisia ouvrit de grands yeux :

    -Demandez quoi à qui ?

    -Oui, comme ça j'apprends les sorts et j'en fais mon gardien.

    -Je ne suis pas sûr que tu est bien écouté...

    -Si, si, il est très fort, plus qu'un dieu tout ça. C'est pour ça qu'il doit être un gardien grandiose.

    -Je ne suis pas sûr qu'il acceptera de faire le ménage.

    -Je ne saurais pas si je lui demande pas.

    A vrai dire, il doutait fortement que Charon accepte, mais il s'était mis en tête d'avoir un gardien et autant en avoir un qui valait le coup. Il retourna vers Charon qui avait finalement renoncé à manger ce qu'il y avait dans son assiette.

    -Bonsoir.

    -Encore ?

    Lutinor s'insulta copieusement pour cette répétition, mais ne se démonta pas pour autant.

    -Voudrais-tu venir chez moi ?

    Charon eu un regard en biais, méfiant :

    -Pardon ?

    -J'aimerais que tu sois mon gardien.

    Il commença à ricaner, mais Lutinor n'y prêta pas attention et continua :

    -Mais je ne connais pas l'invocation d'emprisonnement ni les termes du pacte, alors si tu voulais bien m'accompagner et rester le temps que je trouve comment faire, je te serai extrêmement reconnaissant.

    -Eh, gamin, sais-tu combien se sont moqué de moi et s'en sont sorti avec une langue pour le raconter ?

    -Je soupçonne que cela doit tourner autour du zéro. Pourquoi cette question ?

    Un air glacé sembla soudain l'enveloppait. Il frissonna et du faire appel à toute la force de sa volonté pour ne pas tourner les talons. Sa voix était légèrement tremblante mais il compensa par un sourire qu'il espéra avenant :

    -Serait-il possible que tu crois que je me moque de toi ?

    -Comment expliquer une telle proposition sinon ?

    L'aura de Charon se fit oppressante et Lutinor fut contraint de reculer un peu :

    -Un excès de sincérité, je t’assure.

    -De...

    Il le dévisagea un moment, puis peu à peu l'atmosphère sembla revenir à la normal.

    -D'accord.

    Lutinor n'en crut pas ses oreilles. Il s'était tout de même attendu à quelques difficultés.

    -Vraiment ?

    -Encore ?

    -Désolé.

     

    Le lendemain

     

    Charon s’ennuyait. C’était pour cela qu’il avait décidé de retourner à cette réception une fois encore. Il s’ennuyait tout le temps, depuis longtemps. S’il y avait une chose qu’il avait appris avec le temps, c’était qu’il arrivait toujours quelque chose à ce genre de festivités. Les dieux étaient d’un naturel bagarreur et trouvait toujours moyen de lancer une dispute.

    Il avait été déçu. Ce soir-là, les dieux étaient paisibles et la seule chose qui semblait d’un tant soit peu d’intérêt fut la nourriture étrange sur le buffet. Il ne savait pas trop comment ça avait commencé, mais un petit dieu l’avait soudain apostrophé. En levant les yeux, il avait vu un garçon de dix-sept ans, les yeux mauves et les cheveux jaunes qu’il avait court et indiscipliné. Il portait une tenue défraichie avec des bottes trouées. A vrai dire, s’il n’avait pas senti son pouvoir, Charon n’aurait jamais imaginé que ce mendiant fut un dieu.

    Lorsqu’il s’était approché, cette fois, Charon avait senti autre chose, quelque chose de dangereux. Il avait posé son assiette, prêt à se défendre. Le plus probable était que le dieu allait tenter de l’emprisonner et c’était hors de question. Pourtant, il n’avait rien fait, à part demander de l’aide poliment et ça, Charon devait se l’avouer, c’était amusant. Puis, il y avait eu cette proposition aberrante. Lui demander de l’accompagner pour attendre sagement de redevenir esclave.

    Charon ricana à se souvenir. Cela faisait bien un quart d’heure qu’il restait debout à contempler la petite tour au toit quasiment inexistant, aux pierres vermoulues et murs à demi-effondrés.

    -Pas étonnant qu’il ait demandé gentiment. Ce dieu est foutrement dans la merde.

    Charon n’arrivait pas à se décider à avancer. Il soupira en se disant qu’il ferait peut-être mieux de partir avant que le dieu ne se rende compte de sa présence. Puis il fronça les sourcils un peu surpris que le garçon ne l’ait pas déjà senti. Avec un haussement d’épaule, il résolu de s’éloigner quand son attention fut attirée par une petite baraque en retrait du temple. C’était probablement là que vivait le dieu, cela n’avait rien d’étonnant mais ce qui l’arrêté c’était le sceau d’invisibilité. C’était un cercle contenant un symbole alambiqué de courbes entremêlés. Charon connaissait chaque sceau et leur signification, de la même façon qu’il connaissait chaque dieu, chaque divinité et leur pourvoir. Peu de maître prenait le temps d’enseigner à leur gardien autre chose que le combat, mais Hadès avait été un bon maître. C’était ses connaissances qui avait fait de Charon un grand gardien. Comment combattre efficacement si l’on ne connaissait pas son ennemi ? Hadès avait veillé à ce que son sans-âme surpasse tous les autres. Alors ce n’était pas une exagération quand Charon disait connaître chaque sceau existant et celui-là… ne lui disait rien du tout. Intrigué, il s’approcha. Deux courbes se croisant dans un cercle rendait invisible, mais ici, il y en avait trop. Cela n’avait aucun sens, en fait, Charon ne comprenait pas comment le sceau fonctionnait de cette manière. La teinte d’un violet noir qui le parcourait montré qu’il était très ancien. Ce n’était certainement pas le petit dieu qu’il avait rencontré la veille qui l’avait mis en place.

    -Charon ! Youhou !

    Le jeune homme dévia son regard sur le dieu qui courrait vers lui en faisant de grands gestes. Une autre raison pour laquelle il avait si facilement accepté de venir, et qui le saisissait à nouveau à cet instant, il n’avait pas la moindre idée de qui était ce dieu et par conséquent, pas la moindre idée du fonctionnement de son sort d’emprisonnement. Aussi, il resta sur ses gardes. Le dieu le rejoignit en faisant le dernier pas à pieds joins.

    -J’ai tout partagé pour qu’il y ait moins de bazard dans ta chambre, viens, je vais te montrer.

    Charon lui emboita le pas en annonçant dans un ricanement :

    -Tu en as mis du temps à sentir ma présence.

    -Sentir quoi ?

    -Que j’étais là.

    Lutinor se tourna vers lui en souriant :

    -Tu dis des trucs bizarres, je t’ai vu en sortant c’est tout.

    Il plaisante. Ils entrèrent dans la baraque où Charon pu voir qu’elle était dans le même état que le temple. Deux pièces se faisaient face, comportant chacune un lit et, devant, ce qui semblait un amas de parchemins et de livres. Tout joyeux, Lutinor pointa la chambre de droite :

    -Voilà !

    Charon ne fit pas attention et fit un tour sur lui-même avant de demander :

    -Où est le reste ?

    Lutinor regarda à droite, à gauche :

    -Quel reste ?

    Charon revint vers lui pour le dévisager. Il plaisante. Il veut me tester ? Il ne va pas être déçu.

    -Au vu de la taille du sceau à l’extérieur, il est évident que cette baraque est plus grande.

    -Le seau ? je n’ai pas de seau. Enfin si, il y a celui du puit un peu plus loin, mais je ne le compte pas, je l’utilise pas. C’est quoi le rapport avec la taille de la maison ?

    Cette fois, Charon resta sans voix. Il se fout de moi. Il saisit Lutinor par le bras et l’entraîna dehors pour le planter en face du sceau.

    -Là, est-ce que tu pourrais arrêter de blaguer deux minutes ?

    Lutinor observa la maison sans distinguer quoique ce soit d’autre, puis fit un pas de côté pour s’éloigner discrètement de Charon.

    -Peut-être que tu devrais te reposer avant que l’on se mette au travail.

    Le sans-âme passa de Lutinor au sceau avant de demander avec inquiétude :

    -Quel travail ?

    Le petit dieu bondit en levant les bras :

    -On va faire le ménage !

    A nouveau, Charon le fixa sans savoir quoi dire et quand il retrouva l’usage de la parole se fut pour clarifier :

    -Tu m’as demandé à moi, Charon, de venir pour faire le ménage ?

    Lutinor baissa les yeux :

    -Bah, je me suis dit qu’on pouvait partager. Je fais la poussière et toi le balai ou l’inverse si tu préfères.

    Charon se passa les mains dans ses cheveux bleu-nuit, se tourna à nouveau vers le sceau si complexe et ancien que même lui ne le connaissait pas et finit par arriver à une conclusion :

    -Tu ne plaisantes pas, pas vrai ? Tu ne vois pas le sceau, tu veux faire du ménage, tu ne sais pas comment emprisonner un sans-âme.

    Il baissa les bras et fit face à Lutinor :

    -Tu es juste nul, en fait.

    Le dieu sourit :

    -Oui, c’est ça. Mais grâce à toi, je redeviendrais un dieu comme les autres.

    Charon s’assombrit :

    -Ce n’est pas forcément une bonne chose, tu sais, être comme les autres dieux.

    Lutinor haussa les épaules :

    -Je serais le dieu que tu voudras, puisque c’est toi qui va me former.

    -Te former ?

    Le dieu hocha la tête, il était assez fier de son idée :

    -J’y ai pensé hier en rentrant. Puisque tu es puissant et tout ça, tu dois connaître plein de truc et tu peux m’apprendre.

    Charon ne put s’empêcher de sourire :

    -C’est au dieu de former son gardien et pas l’inverse.

    D’un air entendu, Lutinor glissa :

    -Mais, tu n’es pas mon gardien.

    Le sans-âme haussa un sourcil :

    -Et je devrais t’enseigner ton sort d’emprisonnement pour me faire capturer ? Te rends-tu compte de ce que tu dis ?

    Lutinor eut un sourire et se pencha en avant pour murmurer :

    -L’avantage, c’est que tu ne m’apprends que ce que tu veux.

    Charon observa le visage innocent, les yeux sans malice qui attendaient une réponse. Les dieux n’étaient pas comme cela. Ils voulaient le pouvoir, un royaume, la connaissance. Ils voulaient tout.

    -Si je choisis, tu ne sauras que peu de chose.

    Lutinor éclata de rire :

    -Oui, mais crois-moi ce sera déjà beaucoup.

    -D’abord je vais jeter un œil à tous ces documents qui traîne à l’intérieur.

    Cela sonnait comme un ordre et Charon observa avec attention la réaction du petit dieu. Avec un autre, il aurait déjà eu le droit à une sévère punition. Hadès lui aurait probablement arraché les bras, mais Lutinor semblait jubiler :

    -T’es d’accord alors ? Très bien, tu ranges les papiers et moi, je fais la poussière. Le premier qu’à finis à gagner.

    Il courut en direction du temple, laissant un Charon pour le moins perplexe :

    -Le premier… ? Il m’a donné un ordre au final, non ?

    Laissant échapper un petit rire, il retourna dans la baraque, se noyer dans la lecture. Il espérait bien trouver un indice sur l’identité du dieu qui semblait si passionné de ménage.


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