• -Je ne suis pas prêt. Je ne suis pas prêt. Je ne suis pas prêt...

    Non sans une certaine pointe d'humour, Charon lança à Lutinor :

    -Je ne te sens pas prêt.

    Le petit dieu secoua la tête :

    -Je ne suis pas prêt.

    Le jour de la réception était arrivé et ils se préparaient à s'y rendre quand Lutinor avait commencé à répéter la phrase en boucle. Milen voulu le rassurer :

    -Vous vous en sortirez très bien.

    Lutinor se tourna vers elle :

    -Tu viens, toi ?

    La vieille femme avait supposé que non, aussi fut-elle surprise d'entendre Charon déclarer :

    -Elle vient. Montrer que, comme les autres, tu as également ton oracle, ne fera que les calmer.

    Lutinor ouvrit des yeux ronds :

    -Pourquoi il faudrait les calmer ? Ils vont être énervés ? Pourquoi ils vont être énervés ?

    Le Sans-âme regretta ses paroles :

    -Je veux dire qu'ils ne sont pas venus juste pour la réception. D'après ce qu'on dit Gardia et Chaussette, il y a des chances pour que la principale raison de leur venue soit ta possible présence.

    -Et ça les énerve ?

    Milen répondit à la place du Sans-âme qui n'était décidément pas doué pour rassurer :

    -Ils seront curieux, c'est sûr. Ce que veut dire Charon, c'est que vous devez être prêt à toute éventualité, mais il y a peu de risque qu'une réception tourne au massacre.

    Lutinor se tourna vers Charon avec espoir et celui-ci soupira :

    -Oui, sans doute.

    Le Sans-âme allait ouvrir le portail quand il arrêta son geste :

    -Tu n'avais pas l'air si angoissé quand tu es venu à la grande réception...

    -Je n'avais personne d'énervé contre moi à l'époque.

    Charon concéda :

    -C'est vrai.

    Il ouvrit le portail, puis proposa :

    -Tu veux que je te tienne la main ?

    Lutinor fronça les sourcils :

    -Tu te fous de moi ?

    -Oui.

    Il traversa en riant. Milen saisit le bras du jeune homme :

    -Moi, je veux bien vous tenir la main.

    Lutinor lui sourit :

    -Tu crois que j'ai le droit de le taper ?

    -Non seulement le droit, mais le devoir.

    Le petit dieu se prit à rire en traversant avec l'oracle. De l'autre côté, ils furent accueillis par de la musique et le doux bruit des conversations. Charon les attendait à la sortie du portail, l'air méfiant.

    -Qu'est-ce qu'il y a ?

    Le Sans-âme pointa du menton une femme entre deux-âges qui traversait la vaste salle dans leur direction. Milen supposa :

    -Ce doit être la déesse Zerak.

    Charon affirma :

    -J'en suis sûr.

    Il se plaça discrètement entre la déesse et Lutinor qui en profita pour lui murmurer :

    -Si elle attaque, je peux utiliser mes pouvoirs ? Ou ça risque d'aggraver la situation ?

    Le petit dieu sentit la poigne de Milen se serrer sur son bras, alors que Charon répondait :

    -Si elle attaque, tu ouvres un portail et on rentre.

    Ils leur sembla que la progression de Zerak dura des heures et quand elle fut enfin devant eux, ils étaient tellement crispés qu'ils eurent du mal à répondre quand elle les salua.

    -Je suis ravie que vous ayez pu vous libérer.

    Comme aucun ne trouva quoi répondre et que le silence s'éternisait, la déesse finit par reprendre :

    -Je vous en prie. Faites comme chez vous.

    Charon réussit enfin à articuler :

    -Merci pour l'invitation.

    -Je vous en prie.

    Elle s'éloigna tout sourire. Lutinor fronça le nez :

    -Tout ça ne me rassure pas tellement.

    Milen acquiesça et le Sans-âme garda les yeux sur la déesse en disant :

    -On reste groupé. Compris ?

    Les deux autres hochèrent la tête. Lutinor proposa d'une petite voix :

    -On pourrait s'aventurer du côté du buffet ?

    Charon ne se fit pas prier :

    -Bonne idée.

    Ils allèrent se servir en continuant de promener leur regard sur la salle.

    -Vous pensez que le dieu de Gardia est présent ?

    Charon répondit à Milen en observant avec une certaine curiosité, un des plats :

    -C'est ce qu'elle semblait penser.

    -C'est un plaisir de vous voir.

    Ils sursautèrent en se retournant pour apercevoir le dieu aux yeux d'or. Charon laissa échapper d'une voix crispée :

    -Quel heureux hasard.

    Le dieu se contenta de fixer Lutinor :

    -J'ai entendu des rumeurs comme quoi vous viendriez ce soir. Je ne pouvais pas manquer une occasion de vous revoir dans un contexte un peu moins... tendu.

    Bien conscient qu'il devait répondre quelque chose, le petit dieu bafouilla :

    -Bonsoir.

    Le dieu eut un sourire condescendant :

    -Je tenais à vous féliciter pour votre victoire. J'avoue que je ne m'y attendais pas, d'où ma réaction qui a pu vous sembler un peu excessive.

    Lutinor ne voyait pas où il voulait en venir et, bien que désireux de laisser Charon prendre la suite de la discussion, il savait maintenant qu'il ne pouvait pas le faire, conscient que le dieu prendrait cela pour un affront :

    -D'accord.

    Charon intervint néanmoins, en voyant le manque d'éloquence de Lutinor :

    -Veuillez l'excuser. Il n'a pas l'habitude des festivités.

    Le dieu eut un rire glacé :

    -Bien sûr. Ce doit être impressionnant. Je vous laisse, dans ce cas.

    Il s'éloigna sans se presser avec un air suffisant. Quand il fut certain qu'il ne pouvait plus les entendre, Lutinor murmura :

    -C'était bizarre, non ?

    Charon hocha la tête :

    -Très.

    Milen surenchérit :

    -Cela n'annonce rien de bon, si vous voulez mon avis.

    Lutinor demanda encore :

    -Charon, tu ne peux pas nous dire s'ils vont faire quelque chose ?

    Le Sans-âme fronça les sourcils :

    -Comment je ferais ça ?

    -J'en sais rien. Des fois tu sens quand on va t'attaquer, non ?

    Charon secoua la tête :

    -Ce n'est pas exactement ça. Je sens le pouvoir, mais pas les intentions.

    -Et tu sens quoi là ?

    -Les ennuis.

    Lutinor et Milen suivirent son regard. Zerak revenait vers eux avec un grand sourire :

    -Tout est à votre goût ?

    Charon se crispa, Lutinor se figea, la bouche pleine, Milen haussa un sourcil. Chacun se demandant ce qu'elle voulait réellement. Au bout d'un moment, le Sans-âme finit par répondre lentement :

    -Oui...

    Il s'attendait presque à une attaque soudaine, mais la déesse se contenta d'annoncer :

    -Nous allons commencer le jeux des semblables. Nous attendons avec impatience de vous voir en action.

    Lutinor manqua s'étouffer tandis qu'elle s'éloignait à nouveau :

    -C'est quoi ça ?

    Charon grimaça :

    -Deux dieux se font face. L'un lance un sort, l'autre doit l'imiter.

    Milen s'inquiéta :

    -Tu es fort à ce jeu ?

    Le Sans-âme lui fit face :

    -C'est à Lutinor de participer. Les Sans-âmes ne peuvent être envoyés participer à la place du dieu.

    Lutinor recommença à marmonner :

    -Je suis pas prêt, je suis pas prêt...

    Charon se tourna vers lui :

    -C'est sûr que non.

    Le petit dieu se ressaisit pour lui jeter un regard sévère :

    -Dis donc, t'étais pas censé me préparer, toi ?

    Charon eut un ricanement :

    -Cela fait des siècles que les dieux ne jouent plus, comment j'aurais pu deviner qu'ils s'y remettraient ce soir.

    Lutinor fit la moue :

    -Ils le font exprès pour moi ?

    Charon hocha la tête :

    -Sûrement. Tu n'as pas une réputation fortement établie. Ils doivent se dire qu'ils ont toutes leur chance de t'évincer, que tu n'as pas la puissance suffisante.

    Milen demanda doucement :

    -Et c'est le cas ?

    Le Sans-âme eut un léger sourire :

    -Je crois qu'il s'en sortira très bien.

    Lutinor et Milen s'exclamèrent en chœur :

    -Vraiment ?

    Charon fixa le petit dieu :

    -Tu as un bon instinct et tu es puissant. Si tu ne paniques pas et que tu prends le temps de réfléchir, tu t'en sortiras sans problème.

    Lutinor n'était toujours pas convaincu :

    -Mais s'il m'attaque, je n'aurais pas le temps de réfléchir.

    Le Sans-âme garda son sourire :

    -Tu réagiras instinctivement et ça ira. Mais ce jeu ne se termine jamais en combat. Sinon, les Sans-âmes se feraient face. Il s'agit de montrer ses capacités et, à bien y penser, je pense que c'est l'occasion de te poser en dieu devant un grand nombre.

    Lutinor déglutit avec difficulté pour finir par dire d'une voix étranglée :

    -T'es sûr ?

    Charon se contenta de hocher la tête à plusieurs reprises, alors le petit dieu se tourna vers Milen pour avoir son avis. La vieille femme se contenta de hausser les épaules.

    -Préparons-nous ! Le jeu des semblables va commencer !

    Ils rejoignirent les invités rassemblés autour de la déesse. Celle-ci pointa aussitôt Lutinor :

    -Faisons honneur au nouveau-venu.

    Le petit dieu sentit bien à la grimace de Charon qu'il aurait dû se sentir vexé d'être désigné ainsi, mais pour le moment, la seul chose qui le préoccupait, était ce qui allait suivre.

    -Qui souhaite lui faire face ?

    Lutinor allait lever une main hésitante pour rappeler qu'il n'avait pas donné son accord, mais Charon la lui baissa d'autorité :

    -Tu ne peux pas refuser. Cela ferait mauvaise impression.

    Le petit dieu eut un rire sans joie :

    -Parce que m'humilier devant eux tous, ça fera bonne impression ?

    La Sans-âme affirma :

    -Tu ne vas pas t'humilier.

    Lutinor chercha à nouveau le soutien de Milen qui ne put que lui tapoter le dos dans une tentative de réconfort. Sans grande surprise, l'ancien maître de Gardia s'avança. Avant de suivre son exemple, Lutinor murmura :

    -Je fais quoi exactement ?

    Charon répondit sur le même ton :

    -Rien de plus ou de moins que ce que je t'ai dis. Tu lui fais face et tu l'imites.

    Comme le dieu aux yeux d’or feignait un air grave alors qu’un coin de sa lèvre se relevait dans une mimique moqueuse. De toute évidence, il ne voyait pas Lutinor comme une menace. Obéissant à Charon à la lettre, le petit dieu refit la même expression, ce qui lui valut une tape à l’arrière du crâne.

    -Imite-le quand il préparera un sort, pas sa tête.

    Milen pinça le bras du Sans-âme en laissant passer entre ses dents serrées :

    -Ne le corrige pas devant tout le monde.

    -Ça m’a échappé.

    Lutinor se frottait la tête d’un air boudeur :

    -Si j’ai mauvaise réputation, ce sera de ta faute maintenant.

    Cette fois, Charon n’eut rien à répondre.

    -Êtes-vous prêt ?

    Lutinor reprit contenance pour faire face au dieu qui s’impatientait. Celui-ci eut un geste d’invitation :

    -Je vous laisse la main.

    Lutinor ne put s’empêcher de jeter un regard vers ses compagnons et articula sans prononcer un son :

    -Je fais quoi ?

    Charon répondit de la même manière :

    -Tout le monde te vois crétin.

    Remarquant qu’effectivement, toute la salle le regardait, Lutinor fit un sourire d’excuse à la ronde. Ça ne répond pas à ma question. Il revint au dieu et dû se résoudre à une incantation de repérage. Lorsque la flèche apparut dans sa main, il vit que son adversaire paraissait surpris. Cela ne l’empêcha pas de reproduire la même chose, même si Lutinor nota qu’il ne s’y prenait pas de la même façon. Il n’est pas censé m’imiter complètement ? Le silence les entourait et le petit dieu se retint de se retourner à nouveau vers Charon pour voir s’il avait bien fait.

    Le dieu aux yeux d’or leva une main, baissa deux doigts… L’enchaînement qu’il produisit ensuite parut si familier à Lutinor qu’il commença à l’imiter avant qu’il est fini. Lorsque l’incantation fut achevée, un jet de flamme jaillit de sa paume en même temps que de celle de son adversaire. Lorsque le feu se dissolut dans l'air, Lutinor se demanda quel autre sort il pourrait faire quand il entendit Charon hurler son nom. Le petit dieu voulut se retourner, mais il se rendit compte qu'il était incapable de bouger. Qu'est-ce qu'il se passe ? Un choc lui traversa le corps, le vidant de son souffle et le faisant tomber à genoux. Plié en deux, Lutinor tenta de lever les yeux pour voir ce qui l’entourait. Sa tête resta obstinément vers le sol.

    -Lutinor ? Lutinor, redresse-toi.

    Je veux bien, mais là, c’est vraiment pas ma faute. Il ne put émettre qu’un faible geignement pendant que Charon s’agenouillait face à lui pour lui saisir la tête. Le Sans-âme entoura son visage de ses mains, le fixant dans les yeux.

    -Oh non, non, non, non. Qu’est-ce que vous avez fait ?

    Lutinor n’entendit pas si on lui répondit, obnubilé qu’il était par l’expression d’horreur mêlé de désespoir qu’il discernait chez Charon. Et cela le terrifiait. C’est grave, c’est vraiment, vraiment grave. Rassemblant ses forces, le garçon demanda dans un murmure à peine audible :

    -Je vais mourir ?

    Charon n’entendit pas. Au lieu de cela, réagissant à une attaque, il fit un vaste geste du bras qui plongea Lutinor dans l’obscurité. Le petit dieu ne pouvait plus voir le jeune homme, mais il sentait encore sa main qui le maintenait assis. Puis, sa voix résonna pressante et autoritaire :

    -Milen ! Je vous ouvre un portail !

    Lutinor sentit d’autres mains sur ses épaules, avant que l’obscurité ne se dissipe pour laisser place à un ciel gris. Les odeurs lui annoncèrent qu’il était de retour dans son marais.

    -Ne vous inquiétez pas. Je vais vous ramener dans votre chambre et vous allez vous reposer.

    -Tu ne peux pas me porter, Milen.

    La vieille femme eut un sourire qu’elle voulut rassurant, mais Lutinor n’était pas dupe :

    -Ah, vous voyez, vous allez déjà mieux.

    Comme Lutinor n’avait plus la force d’ajouter quoique ce soit, Milen fit des allers-retours pour lui confectionner un lit de fortune sur place. Le petit dieu prit sa peine en patience, incapable de lui demander si elle savait ce qui lui arrivait. Cependant, le fait qu’elle pleurait ne lui annonçait rien d’encourageant.


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