Charon n’aurait su dire quelle émotion l’emportait. La colère ? Un peu, sans aucun doute. La déception ? Non, pas vraiment. En fait, la vraie question était : était-il vraiment surpris ? Pas tellement, au fond il devait s’y attendre. Lutinor fixait piteusement le sol en attendant le verdict. Finalement, Charon se leva :

-Bon, on va y aller.

-Où ça ?

Lutinor s’emmêla les pieds en se levant précipitamment pour le suivre. Sans se retourner, le sans-âme répondit :

-Récupérer des terres.

-Mais je croyais que tu devais me former pour ça.

-Oui, mais si on y va maintenant, tu vas dire des conneries, donc la divinité sera furieuse, donc combat, puis soulagement.

Lutinor plissa les yeux :

-Tu veux taper des gens parce que je t’ai mis en colère ?

Charon évita la question :

-Lance ton sort de repérage.

Tout en obéissant, Lutinor demanda :

-Mais comment tu vas savoir où aller si je reste derrière ?

Il avait à peine fini sa phrase qu’il rentra dans le dos de Charon. En levant les yeux, il vit que le sans-âme le fixait d’un œil morne, alors Lutinor lui offrit un grand sourire. Comme Charon ne semblait pas disposé à le lui rendre, il rentra sa tête dans ses épaules et passa devant.

Cette fois, la flèche les mena au bord de l’eau.

-Je dois utiliser l’autre formule pour entrer ?

Charon le poussa sans ménagement et Lutinor se retrouva embourbé jusqu’à la taille. En se tournant, le petit dieu maugréa :

-Tu l’a fait exprès parce que je t’ai mis en colère ?

Charon ignora à nouveau la question :

-Maintenant, tu peux lancer la formule.

Lutinor obéit et l’eau s’écarta, se modelant en escalier qui descendait jusqu’au fond du trou où la boue s’éloignait pour laisser place à une entrée. Charon descendit les marches suivit du petit dieu. Une fois passé sous terre, les escaliers d’eau se poursuivaient et ils se retrouvèrent dans un espace immense rempli d’une eau bleu dans laquelle ils pouvaient respirer. La boue se referma au-dessus d’eux, les laissant dans cet océan vide. Une petite grotte s’ouvrait devant eux dans laquelle ils pénétrèrent.

Des éclats de voix leur parvinrent au bout du tuyau que formaient les parois. Quand ils furent dans la petite pièce, ils découvrirent une petite divinité qui chantonnait alors que des millions de petites crevettes ailés s’activaient en tous sens. Lutinor tenta :

-Excusez-nous.

La divinité se retourna et Lutinor s’exclama :

-Isisia !

La jeune fille sursauta :

-Vous connaissez ma sœur ?

Lutinor ouvrit des yeux émerveillés :

-Une sœur ? Vous lui ressemblez tellement.

Elle eut un sourire radieux :

-Nous sommes jumelles.

Lutinor se tourna vers Charon, le visage joyeux alors que le sans-âme le fixait l’air de dire « mais qu’est-ce que tu fous encore ? ». Il l’ignora et préféra expliquer :

-J’ai rencontré Isisia à la fête. Elle m’a appris plein de chose.

La petite divinité sourit :

-Je peux vous être utile ?

Lutinor reprit son sérieux en sentant le regard furieux de Charon dans son dos :

-Je viens récupérer mes terres.

Elle parut étonné :

-Vos terres ? Lesquelles ?

-Celles que vous avez….

Il glissa un regard vers Charon pour demander à voix basse :

-C’est bien ça, hein ?

La divinité sourit :

-Ah, d’accord. Très bien. Vous voulez faire le contrat ou je le fais ?

Il y eut un silence durant lequel Lutinor se tourna à nouveau vers Charon :

-Ce n’était pas ce qu’elle était censée dire, si ?

Le sans-âme poussa un soupir déchirant et le petit dieu devina pourquoi. Alors, bombant le torse, il déclara d’une voix ferme :

-Je veux que Charon te tape dessus… enfin, sur ton gardien.

La divinité parut surprise alors que Charon se donner une tape sur le front. Les millions de crevettes qui s’agitaient alentours s’exclamèrent tous de leur petite voix ridicule :

-Si tu le souhaites, il en sera ainsi.

Elles s’assemblèrent progressivement pour former un homme aux cheveux long et une queue de crevette à la place des jambes.

-Je suis près au combat.

La divinité tapa des mains, sautillant sur place en dévisageant son gardien avec des yeux émerveillés. Lutinor laissa échapper un rire avant de se maîtriser, ses épaules trahissant son fou rire. Quant à Charon, il baissa la tête masquant son visage avec sa main pour camoufler son sourire. Malgré la nouvelle forme imposante du gardien, il avait gardé la même petite voix que les crevettes.

-Je suis prêt, en garde !

Lutinor ouvrit la bouche pour parler, mais Charon prit les devant en disant :

-Laissez-tombez. On va faire le contrat.

Le gardien hocha la tête d’un air satisfait en croisant les bras :

-Sage décision. Je sais que ma forme véritable a tendance à intimider les gens.

La petite divinité à côté de lui sourit, ébahit par tant de bravoure. Lutinor se détourna du duo pour demander à Charon :

-Comment je fais le contrat ?

-Tend le bras, paume vers le haut.

Il obéit. La divinité s’approcha et superposa sa main à la sienne, paume vers paume. Le sans-âme se pencha vers Lutinor pour dire à voix basse :

-Maintenant, tu vas y mettre un peu du tien, histoire que ça marche du premier coup et qu’on n’est pas la honte.

Le petit dieu ricana en répondant sur le même ton :

-La honte ? Après ça ?

Il pointa le gardien à queue de crevette du menton. Charon lui envoya un coup de coude :

-Un peu de respect pour ceux qui, au moins, maîtrise leur pouvoir.

Mais Lutinor vit bien le léger sourire qui traversa les lèvres du sans-âme. La petite divinité attira leur attention en disant :

-J’accepte la demande qui m’a été faite et remet mon sort entre les mains du plus puissant.

Ah, on ne va peut-être pas s’attarder sur la dernière partie. Lutinor jeta un regard vers Charon qui se penchait à nouveau pour lui souffler :

-Pense à un lien qui l’unit à toi comme subordonné. Elle te doit obéissance, tu lui dois protection.

Lutinor hocha la tête, sourit à la divinité qui patientait, avant de fronçait les sourcils. Charon s’inquiéta aussitôt. Si le petit dieu prenait le temps de réfléchir, la situation risquait de mal tourner.

-Ne…

Trop tard. Il vit une lueur blanche jaillir de la main du dieu pour envelopper la main de la divinité. Charon se retint. Finalement, tout avait l’air de se passer comme prévu. Quand la lueur s’éteignit, Lutinor sourit avant de lancer un regard interrogateur au sans-âme. Celui-ci hocha la tête pour lui montrer que tout était normal. La divinité regarda la paume de sa main et son visage s’illumina :

-Une petite crevette !

Lutinor vit Charon se crisper. Apparemment, ça ce n’était pas normal. Le gardien se pencha par-dessus l’épaule de sa maîtresse et sourit à son tour en disant de sa petite voix :

-Oh, c’est merveilleux.

La petite s’inclina devant Lutinor :

-Merci, merci beaucoup. Voulez-vous des gâteaux ?

Charon s’avança :

-Non merci, on va y aller. On a beaucoup de chose à faire.

La divinité et son gardien acquiescèrent en se confondant en remerciement tandis que Charon tirait Lutinor vers la sortie.

Une fois à l’extérieur et de retour à la surface, le petit dieu laissa quelques pas d’avance au sans-âme qu’il sentait désireux d’être seul.