• La ville claire était comme un autre monde. Des trottoirs longeaient les rues, le sol était propre, des fleurs colorées pendaient des fenêtres parfumant l’air. Les gens bien habillés se promenaient tranquillement, se saluant, souriant, polis. Les garçons jouaient avec d’immenses cerceaux, les fillettes faisaient tournoyer des cordes. Fripon et l'Ange de la quatrième ne s'attardèrent pas, trop voyant qu'ils étaient dans ce monde chatoyant. Ils se réfugièrent dans le recoin d'une maison, à l'abri des regards.

    -Et maintenant ?

    Fripon jeta un regard alentours :

    -Il faut trouver une boutique de vêtement pour enfant.

    -Ça, je sais où en trouver.

    Elle reprit la route, Fripon sur ses talons et ils se rendirent simplement dans la quatrième rue. Juste en face de là où elle se tenait pour mendier, se trouvait ce qu’ils cherchaient. Un magasin pas très grand, dont la vitrine s’ornait de mannequins de petites et grandes tailles, présentant des vêtements pour enfant et adulte.

    -Très bien. Il faut que tu détournes l’attention du marchand.

    Sans poser de question et sans hésitation, la fillette traversa la rue. Elle s’arrêta un moment devant la vitrine, puis d'un pas résolu entra. Cependant, ce ne fut pas dans la boutique mais dans la vitrine qu'elle pénétra. L'Ange s'approcha du mannequin vêtu en petite fille et en prit le chapeau, puis fit tomber la figurine. Celle-ci entraîna les autres dans sa chute. Fripon entendit une voix furieuse jaillir de la boutique. Un homme de grande taille bondit à l'entrée et saisit la fillette en criant de colère. Il la traîna sur le trottoir en lui arrachant le chapeau de la tête. Aussitôt, l'enfant se mit à pleurer à gros sanglots bruyants. Cela ne tarda pas à attirer l'attention de quelques passants. Un jeune couple d'abord s'offusqua :

    -C’est honteux ! Comment osez-vous !

    Une femme plus âgée les avait rejoint :

    -La pauvre enfant !

    L’Ange de la quatrième prononça avec des syllabes hachées par les sanglots :

    -Je voulais juste essayer le joli chapeau.

    Un autre passant se joignit au groupe :

    -Est-ce ainsi que l’on vous a appris à traiter les enfants, monsieur ?

    Le pauvre vendeur ne savait plus où donner de la tête, tentant de se justifier :

    -Mais, enfin, monsieur…. J’ai seulement…. Voyez ce qu’elle a fait à ma vitrine.

    Rien y faisait, le nombre de badauds augmenta n’ayant de considération que pour la fillette en larmes. Fripon attendit que l’attroupement grossisse avant de se glisser dans le magasin. Il fit le tour du groupe et une fois proche de l’entrée de la boutique, il redoubla de prudence. Le vendeur lui tournait le dos, faisant face aux passants, trop occupés à lui faire la morale pour faire attention à ce qu'il se passait derrière. Fripon se glissa dans la boutique et s'aventura rapidement dans les rayons. Il ne s'attarda pas plus que nécessaire, s'emparant d'une petite veste, d'un short et de souliers vernis. Il s'apprêtait à ressortir quand il aperçut une jolie robe à volant. Il la prit également, après tout, l'Ange de la quatrième méritait une récompense pour son aide. Dehors, les voix tonnaient toujours, cependant, le marchand tentait à présent d'apaiser la fillette. Fripon se faufila rapidement à l'extérieur et s'éloigna sans se retourner dans la première ruelle qu'il put trouver. Là, le garçon patienta plusieurs minutes, en profitant pour se changer les voix s'apaisèrent peu à peu, les gens se dispersèrent. L'Ange de la quatrième passa devant lui sans le voir et il dut l'attraper par le bras pour la ramener près de lui. Il ouvrit des yeux ronds en apercevant le chapeau qu'elle portait sur la tête. Elle sourit en répondant à sa question silencieuse.

    -On me l’a acheté.

    Fripon rit. Décidément, elle n’aurait jamais aucun problème pour survivre.

    -Et maintenant ?

    Il lui tendit la robe :

    -Je t’ai pris ça.

    Elle le remercia chaleureusement, les yeux brillants de joie. Fripon expliqua le plan auquel il avait réfléchi sur le chemin. Il faudrait simplement apitoyer suffisamment les passants pour qu’ils veuillent acheter les œuvres A nouveau, l'ange resta perplexe et croisa les bras en disant :

    -On va essayer, mais tu aurais dû faire un tour à la baignoire avant ? Cette couche de crasse ne va pas te rendre crédible. Quand t’es-tu lavé pour la dernière fois ?

    Même avec la meilleure volonté du monde, il ne put s’en souvenir. Elle soupira :

    -Bon, il va falloir te trouver de l’eau.

    -Il y a une fontaine sur la petite place près du marché.

    -Ce ne sera pas très discret.

    Il lui prit la main pour l’entraîner en déclarant fermement :

    -Pas le temps de retourner à la Baignoire, il faut nous presser.

    La place était étouffée par les maisons qui l'entourait, seule une fontaine et un arbre démuni y tenaient. Un banc de pierre reposait dans un coin, le tout était propre et en bon état. On pouvait entendre les appels des marchands et les voix des passants venant du marché à proximité. Des relents de poissons leur parvenaient, emportés par le vent glacial de ce début d'hiver. L'heure matinale leur évita la présence de quelconques témoins. Fripon frissonna sous ses haillons en voyant l'eau clair de la fontaine. Si d'ordinaire se laver ne lui venait pas à l'esprit, cela était complètement occulté en hiver. Voyant ses réticences, l'Ange le poussa :

    -Allez ! Ce n’est qu’un mauvais moment à passer.

    Il s’assit sur la petite margelle et retira ses souliers. Le garçon resta sagement ainsi, les pieds reposant devant lui, pas du tout décidé à agir. L’Ange prit les devants, poussa brusquement ses jambes qui plongèrent dans l’eau gelée. Fripon les retira aussitôt, alors que l'Ange, remplissant ses mains jointes, lui envoyait de l'eau à la figure. Il se figea, frigorifié, la laissant s'activer, l'arrosant, frottant bras et jambes. Il eut des mouvements de recul quand elle s'occupa de son visage et de ses cheveux, mais il était vain de lui résister. Ce fut rapide et efficace, bien qu'il restât quelques traces, Fripon était devenu plus présentable.

    -Bien. Maintenant, les habits.

    Il s’empara des vêtements volés avec des gestes tremblants. Au moins le vent s’était-il calmé et avec le soleil qui commençait à pointer à travers les nuages, le garçon avait espoir d'être vite réchauffé. Il se réfugia dans un coin de la place, l'Ange dans un autre et ils s'habillèrent en se tournant le dos. Quand ils furent prêts, ils se rendirent tous deux dans le grand parc au centre de la ville claire. Fripon considérait que c'était le meilleur endroit pour trouver des clients sans trop se faire remarquer. Lorsqu'ils eurent franchi les grilles, l'Ange demanda :

    -Comment les aborde-t-on ?

    -En pleurant.

    Nouvelle moue perplexe :

    -En pleurant ?

    -Les adultes prêtent plus d’attention à un enfant qui pleure, non ?

    La réaction de sa complice le faisait douter, mais elle finit par hausser les épaules :

    -Essayons et ensuite ?

    -Invente une histoire très triste, fais-en sorte que l’achat d’une des œuvres est nécessaire pour ton bonheur. Il faut qu’ils aient pitié de nous à un point qu’ils ressentent le besoin de nous aider.

    Cette fois, elle sourit franchement :

    -Il faudrait qu’ils soient bien naïfs, ce n’est quand même pas rien d’acheter une de ces œuvres Mais admettons.

    -On doit être très éloignés l’un de l’autre et prenons chacun deux œuvres Tu te souviens du nom des peintres et de leurs peintures ?

    Comme elle hochait la tête, il poursuivit :

    -Je prends le portrait et le buste.

    -D’accord, mais ne cite pas de suite les artistes, cela pourrait paraître louche qu’un enfant s’y intéresse à ce point. Et planque-toi pour pleurer, un enfant qui souffre vraiment ne pleure pas en public.

    Fripon la fixa bouche bée, décidément, elle s'y entendait pour tromper son monde. Sans rien ajouter, la fillette s'éloigna vers le fond du parc. Celui-ci portait bien son nom, car il s'étendait sur plusieurs kilomètres. C'était une verte étendue parcouru par de petits chemins de graviers, des plans d'eau où pataugeaient des canards, des bancs étaient plantés çà et là. Il y avait même un large bois en son centre. Suivant les conseils de l'Ange, Fripon alla se cacher derrière un bosquet de fleur aux abords d'un chemin et s'efforça à mettre son plan à exécution. Il pleurait lorsqu’un cycliste matinal passa, mais sans s'arrêter. Une heure plus tard, deux jeunes femmes riant fortement, passèrent sans entendre ses pleurs. Puis, un jeune homme trop occupait à poursuivre son chien pour faire attention au reste. Il fallut encore deux heures, que le parc se remplisse un peu et que le soleil se décide à réchauffer l'air, avant qu'il ne réussisse son coup. Fripon était sec à présent et il considérait déjà cela comme une amélioration considérable, puis, il tendit l'oreille à l'approche d'un autre passant. Un jeune couple arrivait et il crut bien qu'une fois encore, ils passeraient sans lui prêter attention :

    -Entendez-vous ce son ? demanda enfin la jeune femme.

    Encouragé, Fripon fit de son mieux pour accroître ses pleurs.

    -Vous avez raison, on dirait…

    Fripon entendit les pas se rapprocher et vit une main écarter le bosquet.

    -Ici, un enfant.

    La jeune femme rejoignit son compagnon, ils étaient habillés chaudement et richement, ce qui encouragea le garçon à poursuivre son plan.

    -Oh, pauvre petit, es-tu perdu ?

    Il secoua la tête négativement pour toute réponse.

    -Que t'arrive-t-il ? Pourquoi pleure-tu ?

    Entre deux sanglots, il réussit à articuler :

    -Mon père dit que l’on va aller habiter dans la ville sombre.

    L’effet fut instantané, le couple fut horrifié et le jeune homme s’enquit :

    -Quelle horreur ! Mais pourquoi ?

    -Mon père a perdu son argent à cause d’un de ses amis qui l’a trompé.

    -Ton père a dit tout cela ?

    Fripon s’empressa de répondre avant que la méfiance ne s’installe :

    -Non, je l’ai entendu le dire à maman.

    La jeune femme s’était agenouillée prêt de lui et sortait un petit mouchoir blanc de son sac. Elle prit le menton de l’enfant dans sa main et lui tamponna doucement les yeux.

    -N’a-t-il pas d’autres amis de confiance ?

    Nouveau signe négatif, puis il reprit en reniflant :

    -Il essai de vendre des choses pour gagner un peu d’argent. Des œuvres auxquelles il est très attaché.

    -Vraiment ? Qu'elles œuvrent ?

    Fripon fit mine de chercher dans sa mémoire, avant de dire avec hésitation :

    -Il y a le buste d’un général et le portrait d’une Dame. Il m’a dit que c'était une reine, la mère de notre reine actuelle.

    Le jeune homme proposa :

    -La reine Didli ?

    Il feignit de se souvenir :

    -Oui, c’est ça.

    La jeune femme se tourna vers son compagnon et après un court échange silencieux, celui-ci dit :

    -Eh bien, je suppose que cela ne coûte rien d’aller jeter un œil, n’est-ce pas ?

    La joie de Fripon fut à peine feinte cette fois :

    -Vraiment ?

    -Bien sûr. Où habites-tu ?

    Là, il fut pris de court. Réfléchissant à toute allure, le garçon finit par formuler au fur et à mesure que l'idée lui venait :

    -Je…je préfère prévenir mon père d’abord. Il ne sait pas que je suis ici.

    Le jeune homme se redressa :

    -Soit, il sortit de sa poche un bout de charbon finement taillé en pointe, ma chérie ?

    La jeune femme prit un petit calepin dans son sac et le lui tendit. Il écrivit en disant :

    -Voici notre adresse, qu’il nous envoie un message s’il cherche toujours un vendeur.

    Il arracha la feuille et la tendit au garçon. Il l'enfouit dans sa poche en marmonnant des remerciements. La jeune femme se leva et conseilla :

    -Maintenant, retourne vite chez toi.

    Il ne se le fit pas dire deux fois, se remettant debout Fripon s’éloigna en courant. A peine passé le premier virage et sûr d’être hors de vue, il ralentit sa course. Le garçon traversa une pelouse, contourna un petit étang, sauta par-dessus un banc, passa un chemin et lorsqu'il fut certain d'être assez éloigné de son point de départ, il s'arrêta. Remarquant un arbre au tronc assez large prêt d'un des chemins, Fripon s'assit derrière et reprit son manège. Il valait mieux proposer plusieurs acheteurs afin de s'assurer les deux autres pièces de récompense. Il y passa la journée, changeant régulièrement d'endroit. Il attira ainsi, une vieille dame, un groupe de femmes, dont chacune lui donna une adresse et un homme accompagné d'un jeune garçon qui devait être son fils.


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