• Vingt-troisième battement

    Le choc le poussa violemment. Pendant plusieurs secondes qui parurent des minutes, sa conscience lutta pour distinguer le rêve de la réalité. Quand enfin Erlhas réussit à ouvrir les yeux, se fut pour apercevoir le plafond qui s’éloignait. Sa tête percuta la table de chevet, lui arrachant un cri de douleur. Il se frictionna l’arrière du crâne en grimaçant :

    -Putain…

    -Pardon, pardon, pardon, j’avais oublié.

    Il ouvrit les yeux pour apercevoir Nouphilo penchait au bord du lit.

    -Ça va ?

    Erlhas vit l’inquiétude sur le visage du garçon, et avant de vraiment s’en rendre compte, il se redressait pour l’embrasser. Qu’est-ce que tu fous ?! Tu vas t'en prendre une. Il s'éloigna soudain, se préparant à éviter le coup, mais Nouphilo ne bougea pas. Il se contenta de le fixer sans manifester la moindre réaction. S'inquiétant à son tour, Erlhas demanda :

    -Ça va ?

    -C’est comme je l’imaginais.

    -C’est à dire.

    Nouphilo fit la grimace, hésitant avant de déclarer de but en blanc :

    -Dégueulasse.

    Erlhas éclata de rire :

    -Au moins, c’est clair.

    Nouphilo ne rit pas en revanche et il s’apprêtait à parler lorsque la porte s’ouvrit brusquement :

    -Non, mais tu le crois ça ? Ils….

    Sebizan s’arrêta, fixa Nouphilo à plat ventre sur le lit, Erlhas assis par terre, battit des paupières, sembla trouver le mur fascinant avant de ressortir en fermant la porte derrière lui.

    -Il se fait des idées là, non ?

    Erlhas ricana :

    -Oh, certainement.

    Il faut changer de sujet. Dis quelque chose, c’est le moment ou jamais. Un regard à son réveil l’informa qu’ils avaient dormi une heure.

    -Bon, on va faire un tour ? Prendre un peu l’air ?

    Nouphilo plissa les yeux avant de se redresser :

    -Ok.

    -On prend des recharges.

    Il ouvrit son tiroir et mit des bonbons dans ses poches :

    -Juste au cas où on se perdrait dans les bois pendant des jours.

    Le responsable entendit Nouphilo rire ce qui le rassura, puis ils sortirent se promener dans la forêt du parc de l’école.

    Un instant silencieux, le garçon finit par dire d’une petite voix :

    -Je veux plus que tu fasses ça.

    Erlhas sentit une douleur lui traverser le cœur, mais il demanda d’un ton détaché :

    -De quoi ?

    -M’embrasser comme ça.

    Erlhas chercha à distinguer le visage sous la visière rabaissée. Lorsqu’il l’avait aperçu au réfectoire le matin même, trop préoccupé par la lettre, il avait à peine fait attention au fait que Nouphilo avait remis sa casquette. A présent, il ne voyait que cela. C'est une barrière. Tu l'as bien cherché, abruti. Nouphilo poursuivait en fixant le sol :

    -Je comprends pas comment on peut permettre ça, tu sais. Tu vois ça partout, des gens sont en couple et puis il y en a un qui embrasse l’autre, sans même se demander si l’autre en a envie. Tu vois ce que je veux dire ?

    Erlhas ne sut que répondre mais Nouphilo poursuivait :

    -C’est vrai, c’est pas parce que t’es avec quelqu’un que tu peux tout te permettre.

    Il y eut un silence avant qu’il n’ajoute :

    -C’est moi qui décide qui me touche et quand. Ok ?

    Erlhas détecta le tremblement de colère dans sa voix et préféra ne rien dire. Il faudra bien que tu fasses quelque chose où ça va se terminer là. Avec hésitation, il finit par tenter :

    -Et si je demande la permission ?

    Nouphilo haussa les épaules.

    -Je peux te prendre la main ?

    Il lui sembla que le garçon souriait sous sa casquette tout en glissant sa main dans la sienne. Erlhas fut soulagé et rassuré. Tu n’as peut-être pas tout gâché finalement. Ils marchèrent en silence, leurs mains à peine tenu. Le responsable ne voulait pas provoquer une autre vague de colère en serrant trop fort. Pendant quelques minutes, il goûta à la paix qui les entourait, au son des brindilles craquant sous leur pas. Son esprit s'égara sur la journée de la veille, les manèges, leur discussion, puis sur son passé. Il avait réfléchi à ce que Nouphilo avait dit. Que serait ma vie si Sebizan ne m'avait pas parlé ce jour-là. Sa mère n'aurait jamais eu le soutien apporté par celle de Sebizan, donc n'aurait eu ni la force, ni le courage de quitter son mari. Je serais encore chez lui, couvert de bleu et silencieux. C'était certainement ce qui serait arrivé, mais il était persuadé qu'à aucun moment il aurait haï sa mère. Il comprenait sa peur et il était certain qu'elle avait toujours agi dans l'intérêt de son fils, à sa manière. Battu, certes, mais on avait un toit et à manger. J'ai pu aller à l'école et être bien habillé. Voilà, sans doute ce qui avait importé pour sa mère durant ces années partagées avec son père. Jusqu'à ce que la mère de Sebizan lui montre une autre voie. Elle n'a pas hésité. Quand l'occasion s'est présentée, elle l'a quitté. Sa mère était moins brave que celle de Sebizan, mais il n'aurait pas voulu les échanger pour tout l'or du monde.

    Son esprit revint au présent et au garçon qui marchait à ses côtés :

    -Je peux te poser une question ?

    Nouphilo hocha la tête.

    -Comment ça se fait que tu ne t’entends pas avec ta mère ?

    Le silence qui suivit dura tellement qu’il crut bien que Nouphilo ne répondrait pas. Finalement, il inspira profondément et dit :

    -Elle ne voulait pas d’enfant. Du coup, quand elle a su qu’elle était enceinte, elle a voulu avorter.

    -Si elle ne l’a pas fait, c’est qu’elle a changé d’avis, non ?

    Il eut un ricanement sinistre qui fit naître l’angoisse chez Erlhas. Il serra un peu la main du garçon qui continuait :

    -Mon père a insisté pour me garder.

    Aussi loin qu’il se souvenait, il lui semblait que Nouphilo n’avait jamais mentionné son père. De peur de redire une bêtise, il se tut, mais rien ne vint. Il observa les épaules frêles, le cou fin, les mèches de cheveux noirs qui échappées de sous sa casquette. Pas de visage. Ses pensées s’éloignèrent à nouveau vers la veille, vers le visage riant au soleil de Nouphilo. Il se contente de répondre aux questions. C’était un point qu'il avait remarqué depuis quelques temps. Nouphilo ne se perdait pas en détail, répondant strictement à la question. Si je veux en savoir plus, il faut que je demande. A moins qu'il ne dise rien parce qu'il ne veut pas en parler. Il décida de tenter le coup :

    -Il a l’air plus… amicale, ton père.

    Soudain, une pensée le frappa. La raison pour laquelle Nouphilo ne parlait jamais de son père c’était peut-être parce qu’il était mort. Il se mordit la lèvre en espèrent ne pas avoir de nouveau gaffé. Nouphilo reprenait la parole :

    -Si on veut.

    C’était tout. Bon, tu vas peut-être la fermer maintenant. Au lieu de continuer à chercher la merde. En même temps, si son père était mort, il l’aurait dit là, non ? Franchement, tu vas vraiment retenter le coup ? La curiosité l’emporta :

    -Je ne me souviens pas que tu es déjà parlé de ton père. De ta mère non plus d'ailleurs, mis à part quelques allusions par la force des choses, mais….

    Il s’arrêta en réalisant que Nouphilo avait relevé sa casquette pour le dévisager. Ce regard encore. Il se sentit comme un gosse prit en faute et baissa les yeux.

    -C’est pas que je veuille te forcer à en parler…

    -Mon père veillait sur moi alors que la haine de ma mère à mon égard ne faisait qu’augmenter avec le temps.

    Erlhas sentit son cœur faire un bond. Il va vraiment se confier à moi ? Malgré le sérieux des paroles de Nouphilo, il se sentit sourire.

    -Ma mère me rappelait sans cesse l’insignifiance de mon existence. Elle n’a jamais levé la main sur moi, simplement parce qu’elle adore mon père. Elle craignait sûrement qu'il ne la quitte s’il la surprenait.

    -Ton père te protégeait alors ?

    Nouphilo hocha la tête.

    -Il m’amenait à l’école, m’aidait à faire mes devoirs, fêtait mon anniversaire…

    -Un chouette papa quoi.

    -C’est ce que tout le monde dit.

    Ce n’est pas ce que tu penses apparemment ou, si ce fut le cas, ça ne l’est plus aujourd’hui. Sans pouvoir se retenir, il relança :

    -Il s’est passé quelque chose, hein ? Sinon, c’est ton père que tu appellerais pour les lettres.

    Nouphilo avait le regard perdu vers l’avant et Erlhas crut, pendant un instant, qu’il ne l’avait pas entendu, mais il finit par dire :

    -Je lui ai dit quelque chose un jour, quelque chose que je croyais inoffensif, mais qui a tout changé.

    Des choses que l’on souhaiterait ne pas avoir dite. Erlhas l’entendait encore prononcer ces mots et commençait à en percer le sens. Cette fois, il ne chercha pas à relancer la discussion. À la place, il piocha dans sa poche, pour en sortir un paquet de bonbon.

    -Puisque les bonbons d’hier n’ont pas survécu à la séance télé, nous nous devons d’offrir un nouveau sacrifice à nos dents en pleine santé.

    Nouphilo rit en piochant dans le paquet tendu. Soudain, il eut un sursaut :

    -Il est quelle heure ?

    -Pourquoi ? T’as rendez-vous, petit chenapan ?

    Un nouveau rire.

    -Non, mais on a pas mangé ce midi.

    -La famine nous guette, c’est à ça que tu penses ?

    -C’est au moins le début de la fin.

    -Il faut rationner les bonbons.

    Ils continuèrent à marcher en délirant pendant une heure avant de revenir.

    -Tu veux qu’on refasse chauffer la télé ?

    Nouphilo fit la grimace :

    -Faut que je finisse mes devoirs.

    -Pour demain ? Tu les as toujours pas fait ? Ça frôle la délinquance.

    Nouphilo rit en sautant sur le palier de leur dortoir et partit vers sa chambre.

    -À ce soir, si Dieu le veut.

    Erlhas posa sa main sur la poignée de sa porte et se tourna vers Nouphilo en attendant qu’il lui rende son salut. Le garçon le fixait à nouveau avec un visage sévère et ce regard qui le vieillissait. J’ai fait une connerie.

    -Qu’est-ce qu’il y a ?

    Nouphilo sourit soudain, son regard s’adoucit et il laissa échapper, tout en haussant les épaules :

    -Rien.

    Il rejoignit sa chambre, alors qu'Erlhas entrait dans la sienne pour découvrir Sebizan affalait sur son lit.

    -Ça va ?

    Son frère laissa tomber son livre pour le dévisager :

    -Grand coquinou a eu son câlinou ?

    -Non.

    Erlhas s’assit sur son matelas :

    -Mais on a parlé. Il m'a raconté comment sont ses parents et on a mangé des bonbons….

    Sebizan plissa les yeux, prenant un air sérieux et concentré. Erlhas poursuivit dans sa lancée :

    -Ok, je l'ai embrassé, peu avant que tu rentres. Il m'a pas frappé, mais il était pas content non plus, il me l'a dit. Je trouve ça chouette qu'il arrive à me dire ce genre de chose. Comme ça je vais finir par savoir comment m'y prendre, tu vois, pour pas le faire fuir…. ou me retrouver à l'hôpital, ce qui serait sans doute plus probable.

    Il réfléchit sur ce qu’il pourrait ajouter quand il tapa dans ses mains :

    -Oh, un détail qui peut avoir son importance, on s’est tenu la main. T’en dis quoi ? Y a quand même du progrès non ?

    Sebizan continuait de le fixer sans bouger. Erlhas haussa les épaules :

    -J’ai pensé à un truc aussi. Hier, je t’ai dit que je lui avais raconté comment on s’était rencontré. Eh ben, il m’a dit quelque chose, il m'a demandé si parfois, j'imaginais ce qu'il serait arrivé si tu ne m'avais pas parlé à l'école ? Du coup, j'ai essayé et du coup, j'ai réalisé que si notre père n'avait pas éprouvé le besoin de te mettre dans cette école, tu ne m'aurais jamais parlé. En fait, si on en est là aujourd'hui, c'est grâce à lui. Tu te rends compte ?

    Sebizan ne bougeait toujours pas.

    -T’as bugué ? Trop d’info d’un coup ?

    Finalement, son ami se leva, vint s’asseoir près de lui et le prit dans ses bras. Erlhas rit :

    -Tu as compris que c’était des bonnes nouvelles ? Même si j’ai mis Nouphilo en colère et que j’ai réalisé que mon pire cauchemar est à l’origine de mon bonheur actuel, c'était une chouette journée.

    -Je sais.

    -Alors, pourquoi tu me fais un câlin de consolation ?

    -Non, ça, c’est un câlin exceptionnel, tu ne vois pas la différence ?

    Erlhas rit à nouveau :

    -Non, grand maître, c’est quoi la différence ?

              -Ça, c’est le câlin du bonheur.

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