• Dixième battement

    Erlhas fixait le mur sans le voir. Assis à son bureau, il tapotait la copie qu’il était censé rendre le mardi. Une dissertation sur laquelle l'adolescent n’arrivait pas à se concentrer à cause d’une image qui tournait en boucle dans son esprit. Il revoyait sans cesse Nouphilo se tourner vers lui en riant. Les cheveux ébouriffés par le vent, les yeux brillants, avec un sourire éclatant. Il avait réalisé que jusqu’à présent, il ne l’avait jamais vraiment vu. Pas tel qu’il aurait dû être sans sa maladie et c'est ce qu'il avait découvert lorsque Nouphilo s'était tourné vers lui. Son cœur avait raté un battement devant cette image. Lorsque le garçon avait rapidement avancé dans sa direction, il était encore sous le choc et n'avait pas réussi à suivre le rythme. Quand Erlhas avait réussi à se rattraper avant de tomber et que Nouphilo s'était rapproché, il avait senti son cœur s'affoler. Nouphilo n'avait été qu'une ombre qui longée les murs, si minuscule qu'il en était presque invisible. À cet instant-là, il s'était changé en éclat de rire, avait rempli tout l'espace et lui avait coupé le souffle.

    La porte claqua et Erlhas sortit de ses pensées en sursautant. Sebizan alla s’écrouler sur son lit en soupirant d’aise :

    -Je sais pas ce qu’elle a fait, mais ça a marché.

    -Qui donc ?

    -Diaralie. La cinglée ne m’envoie plus de message.

    -C’est cool.

    -Merci à toi aussi, en passant.

    Erlhas ricana :

    -Juste en passant.

    Il revint à sa feuille, mais après réflexion, sortit un brouillon. D’ordinaire, il n’en avait pas besoin, cependant, vu sa capacité de concentration actuelle, il ne valait mieux pas tenter le diable. En voyant Sebizan ouvrir un bouquin, il questionna avec un sourire en coin :

    -Tu as fait la rédaction ?

    -T’es fou ? C’est pour mercredi, j’ai le temps.

    -Évidemment.

    Erlhas réussit à finir son travail avant le dîner et put rejoindre Sebizan qui était déjà descendu. Une fois au réfectoire, il se sentit déçu en apercevant Nouphilo dans son coin. La casquette descendue, le col du pull remonté. Il triturait ses haricots verts sans grande envie. Quelque chose le tracasse ? Presque aussitôt Erlhas se frappa le front en retenant un juron. La lettre, pauvre tâche. Rapidement, il se repassa la scène de la veille pour essayer de se souvenir ce qu’il en avait fait. Lorsque Nouphilo l’avait laissé tomber en quittant le réfectoire, Erlhas s’était empressé de la ramasser avant que Oronn et sa bande ne le fasse. Puis, il lui avait couru après pour la lui rendre et s’excuser de la façon dont il lui avait parlé, mais finalement, il l’avait gardé. Donc, en toute logique, elle devrait être dans ton sac. Il passa son sac à dos devant lui et fouilla pour la trouver ranger dans la poche avant. Un vrai pro. L'adolescent jeta un regard vers la table des représentants, où Sebizan racontait des blagues, avant de s'en détourner. Il inspira profondément puis se dirigea vers les plateaux. Il en prit un, se servit et alla s'installer en face de Nouphilo. S’il ne se connaissait pas, il aurait dit qu'il se sentait nerveux.

    -Salut.

    Nouphilo releva la tête. Il devait toujours la lever plus que d’ordinaire pour apercevoir quoique ce soit sous sa visière. Ce n’était que lorsqu’il reconnaissait son locuteur qu’il daignait relever un peu sa casquette. Du moins, c’est ce que Erlhas en avait déduit suite à son comportement lors de leurs discussions. Si on peut appeler cela des discussions. À moins qu’il ne relève sa casquette que pour moi.

    -Pourquoi tu ris tout seul ?

    Erlhas se ressaisit et ravala son sourire en toussotant.

    -Désolé. Alors ? Tu te sens mieux ?

    Nouphilo se contenta d’un haussement d’épaule, obligeant Erlhas à enchaîner :

    -J’ai ta lettre, je me suis dit que c’était à toi de t’en débarrasser.

    Il la lui tendit et, sans attendre, Nouphilo la déchira et plaça les morceaux au bord de son plateau. Erlhas n’avait pas été curieux de savoir ce qu’il y avait dedans jusqu’à cet instant. Il n’y avait pas eu de colère sur le visage du garçon, mais une tristesse mêlée de crainte. Je dois lui dire quelque chose, changer de conversation. Nouphilo le devança :

    -Tu ne manges pas avec les autres ?

    Erlhas jeta un coup d’œil à la table des responsables où Sebizan continuait de faire le pitre.

    -Ils se débrouilleront bien sans moi. C’est pas comme si on parlait de chose primordiale à cette table.

    -Je croyais que c’était une obligation pour vous de manger à cette table.

    Erlhas rit :

    -Non, la première fois que j’y suis allé c’était parce que j’avais vu tous les responsables s’y installer. Mais il n’y a aucun règlement pour ça.

    -Alors, Sebizan a droit d’y être ?

    Il hocha la tête :

    -Lui, il s’est retrouvé là parce qu’il m’a suivi le premier jour.

    Nouphilo sembla réfléchir avant de dire :

    -C’est pas fatiguant ? D’avoir quelqu’un qui te suit tout le temps ?

    Erlhas n’hésita pas avant de répondre :

    -Non, surtout que si c’est pas lui qui me suis, c’est moi, alors… le nombre de fois où on s’est paumé parce qu’on pensait que l’autre dirigeait alors qu’on se suivait tous les deux.

    Nouphilo sourit, ce qui encouragea Erlhas à demander :

    -Et toi ? La solitude ne te fatigue pas ?

    C’est sans hésiter non plus que Nouphilo répondit :

    -Non, j’aime trop ça.

    Erlhas sentait qu’il ne mentait pas. Donc il est seul non pas parce qu’on le trouve bizarre, mais parce qu’il a choisi de l’être. Quelque part il se sentit découragé. On ne sera jamais ami alors. C’est à cet instant que sa déléguée de classe s’approcha :

    -Eh, Erlhas. Le professeur d’histoire est pas là.

    Le garçon se redressa :

    -Tu veux dire que, après mangé, on a deux heures de libre ?

    -Oui, j’essaie de prévenir tout le monde. Au pire, j’irais attendre un peu devant la salle.

    -Je le dirais à ceux que je verrais.

    -Ok, merci.

    Elle repartit et Erlhas, l’air radieux, se tourna vers Nouphilo qui l’observait avec amusement :

    -Tu sais ce que ça veut dire ?

    -C’est l’heure de la sieste ?

    -Exactement.

    Pour ne pas perdre une minute, il engouffra son repas, se leva en disant :

    -Nouphilo, ce fut un plaisir.

    Puis, il alla ranger son plateau avant de se diriger à grands pas vers sa chambre. Lorsque, en route, il croisa un groupe de filles et de garçons de sa classe, il leur lança :

    -Le professeur d’histoire est absent.

    Ils répliquèrent :

    -Ouais, on sait, c’est cool.

    Il en faut peu pour être heureux.

    Une fois dans sa chambre, il se jeta sur son lit, régla le réveil et ferma les yeux.

     

    Nouphilo lui fit face en riant, puis se précipita vers lui. Les arbres silencieux laissaient résonner le bruit de ses pas. Cette fois, Erlhas ne recula pas. Il le regarda venir, le cœur bondissant joyeusement. Lorsque Nouphilo fut assez près pour qu’il puisse l’entendre murmurer :

    -J’ai gagné.

    Erlhas lui prit doucement la tête entre ses mains pour l’embrasser.

     

    Le réveil sonna et il grommela. Le sentiment de bonheur intense que son rêve lui avait procuré disparu quand la réalité reprit le dessus. Morose, il fixa l’heure un instant avant de se redresser. Il avait réglé son réveil une demi-heure avant le début de la pause, histoire de se laisser le temps de se réveiller. Il découvrit Sebizan en train de lire sur son lit.

    -Alors ? Bien dormi ?

    -J’ai fait un rêve étrange, dirais-je.

    -Étrange dirais-tu ?

    Erlhas fixa le plafond en se le remémorant.

    -Tu sais que l’on dit parfois, que les rêves sont des messages de ton subconscient.

    -Et le tien te dit des choses étranges ? Étrange.

    Erlhas rit en se redressant. Il s'habilla, fit son sac, mais son rêve se rejouait sans cesse dans son esprit. Il sentit son cœur se serrer sans vraiment savoir pourquoi. Une chose dont il était certain, il n'avait jamais autant regretté de s'être réveillé. En se rendant en cours, il continua de réfléchir. Quel message veut m'envoyer mon subconscient ? Ce serait un genre de code ? Aime-toi et le monde t'aimera. L'adolescent sourit tout seul avant d'apercevoir Nouphilo qui arrivait en face. Il passa près de lui sans même lui jeter un regard, ce qui eut pour effet surprenant de le vexer. Bon, il t'a sûrement pas vu avec sa casquette. Et puis, pour dire quoi ? Déçu de ne pas avoir eu une bonne excuse pour lui parler, Erlhas poursuivit sa route. C'était tout de même étrange, cette envie soudaine de discuter. S’il avait été dans un film, cela signifierait qu'il était amoureux. Mais on est pas dans un film, donc…. Son rêve lui revint en mémoire. Il devait bien avouer qu'à plusieurs reprises depuis qu'il l'avait rencontré, il l'avait trouvé mignon. Mais quand même, c'est pas suffisant.

    -Vous nous rejoindrez quand vous le voudrez, monsieur Moylin.

    Il releva la tête pour s’apercevoir qu’il avait dépassé la porte de sa classe. Le voyant passer, son professeur était sorti dans le couloir pour le rappeler. Le garçon revint sur ses pas, tête basse.

     

    La journée s’était écoulée sans lui apporter plus de réponse. Il retourna dans sa chambre, jeta son sac sur le lit et ouvrit son ordinateur. Il avait gardé les vidéos que Nouphilo avait enregistré sur la caméra parce qu’elles l’avaient amusé. Cette fois, il les visionna avec un point de vue différent. Nouphilo fixant l’objectif avant de se mettre à rire tout seul, racontant n’importe quoi sur la cantine. Il était différent. Plus heureux.

    -Qu’est-ce que tu fais ?

    -Je réfléchis.

    Sebizan se pencha par-dessus son épaule pour voir l’image figée sur un Nouphilo souriant.

    -Et il t’inspire ?

    -C’est comme si ses personnalités étaient inversées.

    -Quoi, il est skyzo maintenant ?

    -Non, je veux dire… il a l’air apeuré, triste au milieu des autres, mais seul, il blague, rigole…

    -Et ?

    -Normalement, on rit avec les autres et on a peur de la solitude.

    -Je crois qu’on le côtoie depuis suffisamment de temps pour savoir qu’il n’est pas normal.

    Sur ces mots Sebizan alla s’asseoir à son bureau. Erlhas sentit son estomac se nouer devant l’image. Il n’est vraiment heureux que quand il est seul. Il frappa son front contre le bureau. Déprime bonsoir.

    -Qu’est-ce que t’as ?

    Malgré la douleur à son front, il resta sans bouger :

    -Je déprime.

    -Pourquoi ?

    Il se redressa. C’est vrai ça, pourquoi ?

     

    Erlhas était dans la forêt à la recherche de Nouphilo quand il le trouva un peu plus loin sur le chemin. Le garçon fixait le ciel en souriant, sa casquette avait disparu. Lorsqu'il s’approcha, Nouphilo tourna la tête et lui tendit la main. Erlhas la saisit, malgré une voix lointaine qui lui disait que normalement, il n’en avait pas le droit. Cette pensée lui sembla aussitôt absurde et il se pencha pour embrasser le garçon qui lui rendit son baiser.

     

    Le réveil résonna, forçant Erlhas à ouvrir les yeux. Il rabattit la couverture sur sa tête en grommelant des injures et chercha à se souvenir du contact de la main de Nouphilo dans la sienne, sans y parvenir. Un bâillement en provenance du lit voisin lui indiqua que Sebizan venait de se réveiller. Erlhas repoussa le drap en soupirant. Son ami se levait péniblement pour se rendre à la douche.

    -Hé.

    -Quoi ?

    -Je crois que je suis amoureux de Nouphilo.

    -Oui, je sais.

    Il y eut un silence qui obligea Sebizan à se tourner vers lui :

    -Quoi ? Pourquoi tu me regardes comme ça ?

    -Comment ça, tu sais ?

    -Bah, je sais pas. Je me souviens qu’un jour, je t’attendais alors que tu l’engueulais parce qu'il avait cogné je sais plus qui. Tu lui as donné des bonbons. Il a souri, tu as souri ensuite. Je me suis dit : Tiens ? Il ne serait pas amoureux de Nouphilo par hasard ? Et voilà. J'y est pas réfléchi plus que ça, mais maintenant que tu me le dis, je ne me sens pas surpris. C'est que quelque part, je devais le savoir, non ?

    Un nouveau silence, avant que Erlhas ne lâche :

    -La prochaine fois que tu me vois me balader visiblement ignorant d’un détail de ce genre, merci de partager l’info.

    Sebizan battit des paupières :

    -Heureux les ignorants, y a pas un truc qui dit ça ?

    Erlhas grimaça :

    -Je fais quoi à ton avis ?

    -Franchement, ça aurait été n’importe quelles filles ou n’importe quels autres garçons, j’aurais dit « fonce », mais lui… il cogne dès que tu le frôles…

    Il haussa les épaules sans finir sa phrase, mais Erlhas n’en avait pas besoin. Nouphilo et lui ne seraient probablement jamais amis de toute façon. Il se laissa retomber sur son lit en soupirant :

    -C’est nul.

    La voix de Sebizan jaillit de la salle de bains :

    -Ouais, et tu sais ce qui est encore plus nul ?

    -Faut qu’on aille en cours ?

    -Yes, sir.

    Une fois prêt, ils descendirent. Au détour d’un couloir, Nouphilo surgit et Erlhas sentit son cœur rater un battement. Il sourit bêtement quand le garçon avança vers lui à pas timides. Nouphilo releva un peu sa visière pour croiser son regard :

    -Euh… je voulais juste demander… au cas où, s’il y a d’autres lettres pour moi. Tu voudras bien les prendre directement et pas les mettre dans le bac ?

    -Ouais, ok.

    Nouphilo eut un léger sourire de gratitude. Erlhas serra les dents pour ne pas laisser s’échapper des paroles qu’il pourrait regretter et regarda le garçon s’éloigner. Il le revit se tournant vers lui, ébouriffé par le vent, s’avançant tout près, pour lui murmurer :

    -J’ai gagné.

    Alors que la silhouette fragile du garçon disparaissait au coin du couloir, Erlhas songea : Oui, tu as gagné.

     

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