• Comment cette histoire avait commencé ? Il s'en souvenait nettement. Il avait neuf ans et Matior venait lui annoncer, au beau milieu de la cour d'école, qu'il allait faire un duel. Elférad n'avait pas vraiment apprécié la plaisanterie, son ami l'avait vite détrompé. Il ne plaisantait pas, il ferait un duel parce qu'un garçon lui avait cassé un de ses crayons préférés. Un héritier du commun ne pouvant faire des duels à sa guise, il fallait que les deux héritiers des grandes familles de leurs clans se rencontrent. Elférad avait voulu raisonner son ami, terrifié à l'idée qu'il ne se fasse tuer, mais Matior n'avait pas démordu. Il voulait son duel. L'angoisse avait étouffé Elférad. Que se passerait-il si cela se passait mal avec l'autre héritier ? Si cela se trouvait, il avait l'habitude des duels, lui. Matior avait donc mené un Elférad tremblant et au bord des larmes, auprès d'un autre garçon qui ne se portait pas mieux. C'était Floï, héritier d'or de Pihiliié. Matior lui pointa ce dernier comme étant le coupable. En l'apercevant, Elférad avait réalisé que ce n'était qu'un petit garçon comme lui. Pas plus fort, pas plus grand et certainement pas plus assuré. Quand il comprit cela, que Floï avait autant la trouille que lui, il avait pris les devants :

    -Matior dit que ton ami a cassé son crayon.

    Floï avait répliqué en jetant un regard au garçon à ses côtés :

    -Heu, lui, il dit que c'est pas vrai.

    Qu'étaient-ils censés faire ensuite ? Ni l'un, ni l'autre n'avait la moindre idée. Il était clair que ni Matior, ni Pihiliié ne bougeraient de leurs positions. Ils avaient dû se résoudre à les laisser se battre. Le duel fut comme on pouvait se l'imaginer entre deux garçons de neuf ans. Elférad et Floï étaient restés à proximité, mais l'angoisse les quitta au fur et à mesure que le duel touchait à sa fin. Matior et son adversaire se retrouvèrent par terre, épuisés. Incapable de désigner un vainqueur, ils avaient tous les quatre convenus que le match était nul. Seulement, dès lors, chaque fois que Matior et Pihiliié se croisaient, ils ne pouvaient se retenir et se lançaient dans un duel.

    Elférad revint au présent :

    -C'est quand ?

    Floï leva les yeux vers l'horloge accrochée au mur :

    -Dans deux heures.

    -Bon, on a le temps.

    Il soupira :

    -Tout ça pour un foutu crayon, je te jure.

    Floï pinça les lèvres :

    -On aurait pu croire qu'en entrant dans cette école, ils auraient fait un effort de maturité.

    Ils soupirèrent en chœur, le regard dans le vague. Quand la porte s'ouvrit cette fois, ce fut pour laisser place à une grande fille portant le long du bras, la ligne rouge des troisièmes années sur sa veste.

    -Bonjour à tous. Désolée du retard, la fouille bat son plein en ce moment.

    Un concert de grognement compatissant accueillit son excuse. La jeune fille se présenta, expliqua comment l'activité se déroulerait. Ils commencèrent à s’entraîner facilement, mais quand approcha la fin de l'heure, la troisième année annonça :

    -Elférad, Loulina et Higo, vous resterez pour m'aider à remettre la salle en ordre.

    L'héritier d'or jeta un coup d’œil à l'heure et grimaça :

    -Excusez-moi, mais j'ai un truc urgent à faire après.

    La jeune fille déclara simplement :

    -Tu peux partir si quelqu'un accepte de prendre ta place.

    L'adolescent ne fut même pas étonné de voir Citseko se proposer sans hésitation.

    -Merci, je te revaudrais ça.

    Citseko eut un demi-sourire :

    -Pas la peine.

    Elférad insista :

    -Si, si. Si t'as besoin que je fasse ta corvée un de ces soirs, n'hésite pas à me demander.

    Tout en disant cela, il pensa qu'il ne s'engageait pas à grand chose. Citseko n'oserait jamais demander quoique ce soit à un héritier d'or. Pour l'instant, il était ravi de pouvoir accompagner Floï, une fois l'activité terminée.

    -Tu sais où ils ont prévu de se rencontrer ?

    Floï marchait à grand pas :

    -Dans la cour intérieure du dortoir.

    Ils traversèrent rapidement l'espace qui séparait les bâtiments. Matior et Pihiliié étaient déjà sur place. Elférad cria en les voyant :

    -Vous n'avez pas commencé ou c'est déjà fini ?

    Matior eut un rire forcé :

    -On fait les choses bien, nous, monsieur. On attend l'équipe dorée, nous, monsieur.

    Pihiliié hocha vigoureusement la tête pour approuver ces paroles. Quand ils furent tous réunis, Floï énonça de la voix de celui qui se lasse de répéter la même chose :

    -Alors, les règles. Le premier K.O a perdu. Celui qui reste plus de cinq secondes au sol a perdu. Amusez-vous.

    Difficile de s'imaginer qu'il fut si pétrifié la première fois qu'il a dû faire un discours de ce genre. Ils allèrent s’asseoir, tandis que les deux héritiers d'argent commençaient à se taper dessus. Enfin, c'était beaucoup dire. Depuis le temps, ces petits duels tenaient plus de l'exercice. Elférad et Floï rattrapèrent le temps perdu pendant que les deux autres s'épuisaient. A la fin, comme bien souvent, les deux s'effondrèrent pour ne pas se relever. Elférad se leva, épousseta son pantalon en déclarant :

    -Bon, je le ramène à sa chambre. Faudrait qu'on essaie de se voir plus souvent. Tu ne traînes pas dans la salle commune ?

    Tout en parlant, il releva Matior et passa son bras autour de son cou pour le soutenir. Floï fit de même avec Pihiliié :

    -Non, y a toujours trop de monde et ceux de ma classe sont chiants.

    Elférad demanda alors :

    -C'est quoi le numéro de ta chambre ?

    -Trois-cent-six.

    -Je viendrais te voir un de ces quatre. Je sais pas trop quand, je t'avoue, mais j'essaierais.

    Floï acquiesça :

    -Ça marche.

    Ils se saluèrent et partirent chacun de leur côté.

    -Matior, je te le dis de suite, les escaliers, ça va pas être possible si tu n'y mets pas du tien.

    Il n'eut pas de réponse, mais n'en attendait pas spécialement. L'héritier d'argent était à moitié sonné et complètement épuisé. Elférad n'en soupira pas moins en arrivant aux escaliers.

    -Vous pourriez pas vous départager en jouant aux cartes, franchement ? Ça serait moins fatiguant pour nous.

    Il commença à gravir les marches, s'appuyant contre la rambarde pour éviter d'être renverser par le poids de son ami.

    -Tu me diras, au moins, je fais de l’exercice. Non, c'est vrai, après avoir passé un moment à m'amuser avec des couteaux factices, pourquoi pas monter des marches avec un poids mort. Ça c'est toi, si tu avais des doutes.

    Il râla encore un moment avant de demander à la ronde :

    -Si quelqu'un veut m'aider, ne vous gênez pas. C'est gratuit.

    C'est peut-être ça le problème. A ce moment, le poids de Matior sembla s'alléger. Elférad soupira de soulagement :

    -Ouf, merci.

    Il se pencha pour voir qui l'aidait à soutenir son ami et fut surpris de voir Tahiya.

    -Ah bah, ça. Je ne m'attendais pas à ce que tu te portes volontaire.

    La jeune fille lui lança un regard glacé :

    -Je peux repartir, si tu veux.

    Elférad se rattrapa bien vite :

    -Non, non, merci, merci, merci.

    Elle parut satisfaite et continua d'aider. Elférad aperçut Nsoah, à côté d'elle. Si la peau de Tahiya était d'un noir d'ébène, celle de Nsoah était un soupçon plus claire. Ses yeux pourpres semblaient constamment attirés par le plafond.

    Ils atteignirent le second étage avec moins de difficulté car Matior commençait à se ressaisir.

    -Elle est où ta clé ?

    Son ami s'accrocha à son épaule afin de garder sa stabilité pour sortir la clé de sa poche de poitrine. Quand la porte fut ouverte, Tahiya l'accompagna pour s'assurer que Matior atteindrait son lit sans problème. Elférad tourna ses bras pour se soulager en disant :

    -Merci. Tu peux y aller si tu veux.

    Nsoah, les yeux accrochés à la lampe du plafond, fit remarquer :

    -Il faut l'emmener à l’hôpital. Pourquoi il est là ? Ce n'est pas l’hôpital.

    Tahiya se tourna vers Elférad :

    -C'est vrai. Ça aurait peut-être été plus prudent.

    L'adolescent secoua la tête en riant :

    -Non, il feinte plus qu'autre chose. Il aime bien qu'on s'occupe de lui.

    Elle haussa un sourcil avec une expression peu convaincue :

    -Qu’est-ce qui l'a mis dans cet état ?

    Elférad continua de sourire :

    -Un duel amical. Pas de quoi s'inquiéter.

    Matior grommela d'un ton plaintif :

    -Quelle feinte ? Je souffre tellement.

    Son ami ne fut pas ému :

    -Tu l'as cherché aussi. Franchement, depuis le temps, t'en a eu des tas des crayons.

    Tahiya ne put s'empêcher de demander :

    -Des crayons ?

    Matior se redressa pour parler à Elférad :

    -Ce n'est pas le propos. Il ne s'est jamais excusé de l'avoir cassé, je te signale.

    La jeune fille n'en croyait pas ses oreilles :

    -Cassé ? Le crayon ?

    Elférad confirma :

    -Oui, on était petit.

    -Il vient de se battre en duel pour un crayon ?

    Elférad et Matior échangèrent un regard, avant que le second ne lâche :

    -Évidemment, dis comme ça.

    Son ami le coupa pour dire d'un ton condescendant :

    -Non, Matior, peu importe comment tu le dis, ce sera toujours ridicule.

    Tahiya croisa les bras, amusée :

    -J'espère qu'il était hors de prix ce crayon.

    Elférad prit un air désespéré :

    -Même pas.

    Matior s'insurgea :

    -C'est pas la question. C'était mon crayon, un point c'est tout.

    Nsoah, dont le regard se perdait maintenant vers le haut de la commode, fit remarquer :

    -Il va mieux.

    Elférad sourit :

    -Je vous l'avais dit.

    Matior se laissa retomber sur son coussin. La porte s'ouvrit à cet instant et Lyert apparut. Il s'arrêta net en voyant le monde dans sa chambre :

    -Je me suis trompé ou... ?

    Elférad secoua la tête :

    -Non, on a ramené Matior qui a rencontré Pihiliié.

    -Ah, c'est vrai que le duel était ce soir. Alors ? Encore ex æquo ?

    L'héritier d'or acquiesça :

    -Yep. Tu peux me dire pourquoi vous ne l'avez pas dit qu'ils se battraient aujourd'hui ?

    Lyert jeta un regard à Tahiya et son cousin qui comprirent le message. La jeune fille poussa Nsoah dehors :

    -Bon, on vous laisse. Faut qu'on aille faire nos devoirs.

    L'héritière d'or referma la porte derrière elle et Lyert reprit :

    -On s'est juste dit qu'avec cette histoire de lettre, tu avais autre chose à faire que de t'occuper des amusements de Matior.

    Celui-ci se redressa à nouveau :

    -Je ne m'amuse pas je vous signale.

    Elférad l'ignora pour faire remarquer à Lyert :

    -Gzadien s'en occupe tout seul, tu sais. Donc, je vois pas en quoi ça dérange.

    Lyert insista :

    -Ouais, mais il n'y a pas besoin que vous soyez deux pour assister au duel. Je veux dire, on connaît Floï, il tricherait pas. Et même si tu ne t'occupes pas de cette histoire de lettre, tu vas pas nous faire croire que ça ne te tracasse plus.

    Elférad n'eut rien à ajouter à cela, mais conclut néanmoins :

    -C'est sympa les gars, mais je préfère être au courant de tout ce qu'il se passe.

    Matior ouvrit les yeux :

    -Nos vies te passionnent, hein.

    Elférad répliqua avec emphase :

    -Elles sont passionnantes. Mais, sérieusement...

    Il eut droit à des hochements de tête en réponse.

    -Bon, je vous laisse.

    Il se dirigeait vers la sortie quand il s'arrêta :

    -Au fait, Lyert. Il y a Qegh dans mon club.

    L'interpellé se contenta de hausser les épaules :

    -Et alors ?

    -Rien, je dis ça juste au cas où tu es envie de varier tes activités. Il est encore temps, tu sais.

    Son ami prit l'air de celui qui ne comprenait pas :

    -Je vois pas en quoi ça peut m'intéresser.

    Elférad leur fit un signe de la main en sortant :

    -Bien sûr que non, suis-je bête. A plus, les gars.

    Gzadien n'était pas encore rentré lorsqu'il regagna sa chambre. Il prit sa douche en se félicitant d'avoir pris de l'avance dans ses devoirs. Ce soir, je suis tranquille. Le jeune homme se glissa directement au lit en sortant de la salle de bain et s'endormit avant d'avoir pu terminer une page de son livre.


    votre commentaire