• Chapitre 1

    Seul le son de ses pas raisonnait dans les rues désertes. Le brouillard de ce matin d’hiver ne s’était pas encore levé et il aurait été difficile pour quiconque de s’aventurer dans la ville à cette heure matinale. Pas pour lui, il courait aussi vite que possible, car le temps pressait. Le garçon sauta par-dessus une poubelle renversée sans ralentir et parcouru encore quelques mètres avant d'atteindre un croisement. Là, il s'arrêta, l'oreille aux aguets. Sa respiration se changeait en un fin nuage qui se perdait aussitôt dans la brume qui le cernait. Cet exercice matinal n'était pas pour lui déplaire, au moins cela chassait le froid pour un temps. Un vent glacial se fraya un passage à travers ses haillons et ses souliers troués. Puis, l'enfant entendit le son sec et bref d'une canne cognant contre le pavé. Il en prit de suite la direction, évitant de justesse un réverbère qui avait jaillit devant lui. Il dut prendre à droite, puis revenir par une ruelle plus sur la gauche.

    La rumeur s’était propagée comme une traînée de poudre dans les rues nauséabondes qui formaient la ville sombre. L’homme à la canne cherchait de la main d’œuvre. Fripon, car c'est ainsi que le garçon était nommé, avait entendu parlé de cet homme. Il enrôlait des gamins des rues pour l'aider à trouver des clients, une manière bien honnête de se débarrasser de marchandises volées. L'homme payait bien et ne manquait jamais à sa parole. C'était Souil, l'un des premiers à avoir travaillé pour lui, qui en avait parlé. Il allait jusqu'à prétendre que l'homme avait fait de lui son lieutenant. L'homme recrutait et cette fois, il lui fallait des agents en nombre. Fripon n'avait pas hésité. Les jours étaient rudes pour un pickpocket et il ne pouvait plus vivre de ses maigres larcins. Le roi avait ordonné une plus grande vigilance et les patrouilles des gardiens de l'ordre avaient augmenté, pour le plus grand plaisir des riches de la ville claire. Voilà pourquoi il se retrouvait à courir dans les rues mal éclairées de si bon matin, attentif à l'appel de l'homme à la canne.

    Enfin, il le trouva. Debout près d’une voiture attelée de deux chevaux, l’homme se tenait le visage caché par un haut-de-forme et une large écharpe. Emmitouflé dans un long manteau, il laissa retomber sa canne sur le pavé. Le coup résonna dans la ville endormie où seuls ceux qui cherchaient l'appel pouvait l'entendre. Fripon se glissa parmi les gamins déjà présents. Il reconnut l'Ange de la quatrième. Une fillette de sept ans tout au plus, jolie comme un cœur. Elle gagnait sa vie en mendiant dans la quatrième rue de la ville claire, attendrissant les passants de son adorable minois. Elle les remerciait d'une révérence maladroite qui avait pour effet d'amuser et de faire fondre les âmes les plus endurcies. Ses gains étaient en général assez élevés, ce qui lui permettait de manger à sa faim et d'échapper à la maigreur famélique qui touchait une grande partie des autres gamins moins débrouillards. Il reconnut également un grand gaillard de quatorze ans appelé Beulk. Celui-ci trouvait sa subsistance en travaillant au port, aidant les marins à vider les embarcations de leurs marchandises. Un garçon presque honnête si cette activité avait suffi à le faire vivre. Mais le reste du temps, il se salissait les mains en menaçant pour le compte des riches, des personnes qui ne payaient pas assez vite telle ou telle dette. Fripon enviait sa carrure qui lui permettait de trouver du travail plus facilement que les autres. Lui, du haut de ses huit ans n'était encore qu'un gamin fluet, aux bras de fillette. Difficile d'être pris au sérieux avec ce genre d'allure, même si elle lui permettait de se glisser un peu partout avec une certaine rapidité. Et bien sûr, Souil qui se tenait au premier rang, droit comme un soldat devant son capitaine. D'autre les rejoignirent encore et lorsque le son de la canne se tut, ils étaient une quinzaine de gamins pouilleux à se tenir devant l'homme. Celui-ci laissa glisser son regard sur ses troupes sans s'arrêter sur l'un d'eux en particulier. Après tout, qu'étaient-ils à ses yeux ? Que des animaux mal nourris, aux cheveux crasseux, couverts de puces et de boue. Fripon imaginait aisément que pour lui, ils étaient tous semblables, difficilement reconnaissable sous la couche de saleté qui les couvraient jusqu'au visage.

    -Je vois que la rumeur a bien circulé. J’en remercie mes agents les plus fidèles.

    Fripon vit Souil se redresser avec fierté. L’homme continua sans lui jeter un regard, d’une voix sereine et lente, s'assurant qu'ils comprenaient bien l'ampleur de sa déclaration :

    -Pour ceux qui viennent pour la première fois, voici en quoi consiste votre travail. Je suis entré en possession de certaines œuvres que je souhaite revendre. À la vitesse où vont les rumeurs dans la ville sombre, je pense que vous êtes tous déjà au courant de quelle façon elles sont tombées en ma possession.

    Sans attendre de réponse, il poursuivit :

    -Je veux que vous me trouviez des clients. Des clients qui devront bien sûr, ignorer d’où proviennent ses œuvres. Je viendrais chaque jour au pont de passage dont, je suppose, vous connaissez tous l’emplacement.

    Cette fois, il attendit de les voir hocher la tête avant de continuer. Il s’agissait du pont reliant la ville sombre à la ville claire. Fripon se dit que la question de l’homme avait été idiote. Leurs activités les menaient tous à la ville claire, seul endroit où se trouvait l’argent. Un gamin qui ne connaissait pas le pont de passage devait avoir des ressources insoupçonnées pour réussir à survivre dans la ville sombre seulement. Il écouta attentivement la suite.

    -Il y a un bosquet au coin de ce pont du côté de la ville sombre. C’est là que je vous attendrais, je viendrais une fois le matin et une fois l’après-midi. Là, vous me donnerez le résultat de vos recherches. Deux pièces à ceux qui m'auront trouvé des clients, deux autres si la vente se fait sans encombre. Tout est-il clair jusque-là ?

    Ils hochèrent la tête en chœur. Fripon avait eu le souffle coupé en entendant la somme de la récompense. Apparemment les rumeurs n’avaient pas menti, il payait bien et même très bien. Il poursuivit encore plus lentement, bien conscient qu’aucun des gamins ne devaient savoir lire ou écrire :

    -Voici les œuvres : Un tableau « Le chêne solitaire » du peintre Triufom Sheron, un autre appelé « Dame à la cour » de Rylis Pouzs. Un portrait de la glorieuse reine Didli par le peintre Hoinl et un buste du général Mheli par Bivod.

    Fripon répéta avec difficulté les noms dans sa tête. Les deux peintres lui échappaient. L’homme conclut :

    -Allez à présent.

    Il attendit que les gamins se soient dispersés avant de remonter dans sa voiture.

     

    Fripon parcourut les rues pensivement. Il réfléchissait déjà à un plan. Comment attirer des clients ? Comment leur faire acheter des peintures volées sans attirer la garde ? Il marcha dans une flaque et l'eau glacée traversant son soulier troué le frigorifia. L'enfant frissonna, mais continua à avancer. Le froid se fit moins mordant. Il reprit le cours de ses pensées. Les œuvres étaient volées et comme chaque fois que c'était le cas, les recherches seraient menées dans toute la ville sombre. Il fit la grimace, cela signifiait plus de gardiens de l'ordre à rôder dans les rues. Ses affaires n'iraient pas en s'arrangeant, il lui fallait la récompense. Le garçon s'appliqua encore plus à étayer sa réflexion. Il serait bien que les œuvres soient vendues à des gens de la ville clair. Personne n'irait les soupçonner d'avoir de la marchandise volée. Les œuvres ne seraient jamais retrouvées et l'homme à la canne ne serait pas inquiété. Nouvelle grimace. Tous ses clients devaient avoir été de la ville claire, sinon, depuis le temps, l'homme aurait été arrêté. De plus, il ne devait pas les vendre bon marché ces œuvres. Le problème restait de toute façon le même. Comment faire en sorte que des gens de la ville clair achète des œuvres volées ? Les mettre en confiance, première chose, comment ? Fripon ferma les yeux et se répéta à mi-voix les œuvres et leurs auteurs, bien que certains noms lui échappés déjà. Il revint au plan. Ils ne feraient pas confiance à un gamin des rues, c'était certain. Par contre à un enfant propre et bien habillé. Il s'arrêta net, frappait par une idée. Il lui faudrait l'aide de l'Ange de la quatrième, qui mieux qu'elle pouvait savoir comment mettre les gens en confiance. Fort de cette décision, il partit en courant dans le sens inverse.

    Au loin, des cloches sonnaient l’heure du jour. Peu à peu, la ville sombre se mit à grouiller d’êtres blafards et affamés. Des toits aux égouts, tous se mirent en quête de nourriture en attendant que la ville claire s’anime de la même manière et espéré pouvoir si glisser. La brume se leva découvrant des baraques aux murs délabrés, aux vitres brisées. Des rues aux pavés disloqués, manquants, des lampadaires aveugles et des poubelles dégueulant des ordures jusque dans les caniveaux. Au milieu de la puanteur et des fantômes humains, Fripon courait. Il devait retrouver l’Ange le plus vite possible avant que d'autres mette leur plan à exécution. Le garçon pensait particulièrement à Souil qui devait avoir l'habitude, depuis le temps qu'il travaillait pour l'homme à la canne. Il y avait un fleuve, ce fleuve qui passait sous le pont de passage, qui s'étendait jusque dans la ville sombre. Il s'y arrêtait en une mare stagnante et vaseuse qu'ils appelaient la baignoire, car c'est dans ses eaux que les gens de la ville sombre se laver avant de traverser le pont. Fripon savait que c'était là qu'il trouverait l'Ange de la quatrième. Il parcourut le murée qui longeait le fleuve et finit par l'apercevoir sur une volée de marche qui menait à l'eau. Assise dessus, la fillette se lavait bras et jambes en veillant à ne pas tomber, car alors, elle ne manquerait pas de se faire emporter par le courant.

    -Eh, l’Ange.

    Elle releva la tête, agitant ses jolies boucles, l’observant avec méfiance :

    -Qu’est-ce que tu veux ?

    Il s’approcha encore et s’arrêta à temps pour remarquer le tesson de bouteille que la fillette gardait près d’elle. Il valait mieux être prudent, naïveté et innocence n’allaient qu’aux enfants de la ville claire.

    -Je t’ai vu ce matin au rassemblement de l’homme à la canne.

    -Et alors ?

    -J’ai une proposition à te faire.

    -Pourquoi ?

    Elle ne s’était pas départi de sa méfiance, loin de là, sa main s’était rapproché du tesson. Fripon ne s’était pas attendu à cette question et à vrai dire, il n’avait pas pris le temps de chercher des arguments. Il devrait improviser :

    -Parce que j’ai besoin de ton aide.

    -Pas moi de la tienne.

    Il changea de ton :

    -Parce que, toi, tu as déjà un plan, je suppose ?

    Sans se démonter, elle répondit simplement :

    -Non.

    -Moi, j’en ai un et si on s’y met maintenant, on pourrait devancer tous les autres. Quatre pièces, ce n’est pas rien.

    -Deux, si la vente ne marche pas, dit-elle avec froideur, une s’il se joue de nous.

    -Que veux-tu dire ?

    -Il pourrait très bien utiliser l’excuse que nous ayons travaillé à deux pour ne nous donner qu’une pièce chacun, au lieu des deux pour un qui aurait travaillé seul. Tu comprends ?

    Il comprenait surtout comment l'Ange pouvait survivre aussi aisément, c’est qu’elle était loin d’être idiote.

    -Souil dit qu’il tient parole. Au pire, nous veillerons à ce qu’il tienne parole.

    Elle eut un sourire amusé et fixa son tesson de bouteille pensivement. Fripon revint à la charge :

    -Alors ? Qu'est-ce que tu en dis ? Je t'explique mon plan ?

    -Vas-y. Mais ce n’est pas un oui.

    -D’accord, il vint s’asseoir près d’elle, voilà. Il faudrait trouver un moyen pour mettre les riches en confiance.

    Elle haussa un sourcil dubitatif, mais il poursuivit avant qu’elle n’émette une objection :

    -Attends, j’avais pensé nous habiller en petits riches et…

    Cette fois, la fillette ne le laissa pas finir :

    -Comment comptes-tu trouver ces habits ?

    Il réfléchit à toute vitesse. S’il montrait une hésitation, elle risquait de refuser de le suivre. Il pouvait difficilement lui avouer que son plan n'était pas plus précis que cela :

    -On les vole.

    -Où ? Comment ?

    Vague hésitation :

    -Dans une des boutiques de la ville claire. Tu fais du grabuge devant pour attirer le vendeur et moi je me glisse à l’intérieur.

    L’idée lui était venu au fur et à mesure qu’il parlait, mais elle ne sembla pas s’en rendre compte, car elle approuva d’un signe de tête :

    -Ensuite ?

    -Ensuite. Heu. On monte une histoire qui attire les gens et on fait en sorte qu’ils veulent acheter les œuvres.

    Elle fronça son nez dans une grimace désapprobatrice :

    -Ça n’a pas l’air très clair même pour toi.

    Fripon soupira :

    -C’est vrai, mais tu veux bien m’aider ?

    Elle le regarda de haut et, même s’il n’était pas aussi doué qu’elle pour attendrir les gens, il lui offrit les yeux les plus attendrissants qu’il put. L'Ange finit par éclater de rire avant de lui donner une tape sur l’épaule :

    -Je veux bien, mais si on veut devancer les autres il faut que l’on y aille maintenant.

    Ils se levèrent et se dirigèrent vers le pont de passage. Il n’y avait aucun garde, bien qu’à une époque, le roi avait tenté d'en fermer l'accès. Ceux de la ville sombre avait alors rivalisé d'ingéniosité pour passer dans la ville claire et même ceux de la ville claire, qui avaient quelques affaires douteuses à mener dans la ville sombre, avaient tenté de forcer le barrage. Le roi avait finalement abandonné l'idée au profit d'une prolifération de garde dans la ville.

    Lorsqu’ils y parvinrent, le pont n’était abordé que par quelques passants. Quelques-uns de la ville sombre qui traversaient franchement et d’autre, de la ville claire, hésitants cachaient sous leur chapeau. Ils aimaient à garder l’anonymat quand ils s'aventuraient de l'autre côté du pont. Fripon et sa compagne traversèrent sans leur prêter la moindre attention.

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