• 1 - Fin de vacances

    Deux mois plus tard

    Tahiya dévala les escaliers et entra dans la salle à manger. Ses parents, oncle et tante étaient déjà attablés autour du petit-déjeuner. Voyant qu'elle n'avait pas l'intention de s'asseoir, son oncle demanda :

    -Il a commencé ?

    La jeune fille s'emparait d'un plateau pour y déposer le nécessaire d'un petit-déjeuner frugal. Sa tante lui tendit aussitôt une théière :

    -Tiens, c'est son préféré.

    Tahiya s'en saisit en répondant à son oncle :

    -C'est en cours.

    Une fois son plateau chargé, elle repartit au pas de course. Sa mère lui cria en la voyant franchir la porte :

    -On vous aime !

    -Nous aussi.

    De retour dans la chambre de son cousin, la jeune fille posa peu délicatement le plateau sur le bureau, avant de se tourner vers le mur.

    -T'as fini ?

    Elle observa avec attention les papiers que Nsoah venait d'épingler. L'adolescent se détourna pour se servir un thé :

    -Tu en veux ?

    -Oh, tu sais, moi, l'eau chaude.

    Nsoah pouffa de rire. Sur le mur, Tahiya pouvait lire les noms de leurs camarades de classe, des signes dont elle ne comprenait pas le sens, des couleurs... Après avoir essayé de comprendre tout cela pendant une bonne minute, la jeune fille s'impatienta :

    -Bon, t'expliques oui ?

    Nsoah sirotait son thé tout en grignotant une tartine. Tahiya s'empara d'une chaise, en dégagea les vêtements qui y étaient posés pour s'y installer. Elle croisa bras et jambes en lançant un regard noir à son cousin. Quand il eut fini de manger, il s'appuya au bureau, gardant les yeux sur sa tasse :

    -Ils sont tous là. Tu veux connaître qui ?

    Tahiya passa lentement son regard sur les différents noms avant de décider :

    -Indilk. As-tu la moindre chose sur lui ?

    Nsoah eut une mine surprise :

    -Bah oui, pourquoi ?

    Tahiya ne cacha pas sa curiosité :

    -Dis-moi tout alors.

    -Il est dangereux parce qu'il est en colère. Vraiment, vraiment, vraiment très en colère.

    -Et ?

    -C'est tout, mais, crois-moi, c'est réellement tout ce qu'il est.

     

    Indilk s'acharna un bon moment sur la cible avec sa hachette. Quand il ne resta plus que des morceaux, Matharia demanda, non sans ironie :

    -Tu crois que tu l'as eu ?

    L'adolescent se redressa avec un sourire mauvais :

    -Je crois.

    La jeune fille alla chercher une autre cible :

    -Si tu voulais bien lancer ta hache, au lieu de t'acharner comme un bœuf....

    Indilk obéit avant qu'elle n'ait pu poser le trépied. L'héritière baissa les yeux sur la cible qu'elle tenait encore pour voir la hachette plantée en son centre. Nullement impressionnée et plutôt fatiguée de son attitude, Matharia demanda en soupirant :

    -Bon, on fait autre chose ?

    -Boxe ? Arts martiaux ? Arc ? Couteau ? Épée ? Fusils ?

    -Non, autre chose que de l'entraînement.

    Le garçon sembla déstabilisé :

    -Bah quoi alors ?

    -J'en sais rien, je te demande. On va se promener ?

    Indilk crut comprendre à quoi elle faisait allusion :

    -Oh, tu veux qu'on s'entraîne à l'endurance ? Tu veux faire une course ?

    Matharia leva les yeux au ciel en acceptant de bonne grâce :

    -D'accord, mais pas trois heures non plus.

    -OK.

    Ils commencèrent le tour de leur propriété à petites foulées.

    -Tu penses être prêt pour battre Onfionne ?

    Indilk fronça le nez :

    -Je n'en sais rien. Je ne pense pas. Tu crois que je devrais me concentrer sur quoi avant la rentrée ?

    -Sur le repos.

    -Matharia...

    -Je suis sérieuse. Tu passes ton temps à t'entraîner depuis des semaines. Dors, maintenant, y en a marre.

    Indilk se perdit dans ses réflexions un temps avant de demander :

    -Dis, quand tu parlais de promenade, tu pensais à une vraie promenade en fait.

    Elle ne put s'empêcher de rire.

     

    De ce que l’adolescente avait elle-même observé de Indilk, Tahiya savait que c'était un garçon impulsif et si sa colère était vraiment si importante que le disait Nsoah...

    -On l'écarte alors.

    Son cousin but une petite gorgée de thé :

    -Il vaut mieux. On ne peut pas le contrôler et il n'est pas du genre à bien prendre les ordres.

    Tahiya hocha la tête :

    -Une alliance serait compliquée. Et Vish ?

    Nsoah recula la tête comme si le nom lui même avait pu le blesser :

    -Non, non, non, non.

    -Une explication serait intéressante.

    -Elle a une couleur dangereuse.

    Tahiya n'avait pas vraiment d'avis sur la jeune fille. Elle l'avait à peine remarqué lors de la première année. Trop discrète, trop effacée.

     

    Vish arrangea ses différents cahiers de note tout en réfléchissant à l'année à venir. La seule chose dont la jeune fille était sûre, c'était qu'elle ne devrait pas se contenter de sa classe.

    -On va devoir viser plus haut.

    La jeune fille s'empara d'un cahier rassemblant le peu de chose qu'elle savait des Cinq du roi. Durant la première année, elle avait hésité à s'en prendre à lae Cinquième, mais, à présent, il lui semblait nécessaire de se tourner vers les sphères supérieurs.

    -La première année n'a été qu'un brouillon, Ze. Cette fois, il faut passer aux choses sérieuses.

    Tahiya haussa les épaules en se disant que, pour le coup, son cousin exagérait un peu.

    -Bon, ensuite. Qu'est-ce que tu penses de Gec-Nüj ? Personnellement, je ne tiens pas tellement à faire un brin de causette avec lui. Qui trahit une fois, trahira deux fois...

    -Il n'oubliera pas de sitôt ce que lui a fait Xutik. Je pense qu'il reviendra plus humble et moins entreprenant. Surtout qu'il a déjà obtenu ce qu'il voulait.

    Tahiya hocha la tête :

    -Je ne crois pas qu'il sera dans notre classe cette fois.

    Nsoah acquiesça :

    -Oui, ses parents veilleront à le mettre dans une classe plus neutre.

    -Tant qu'on y est, que crois-tu qu'il advient de Xutik et Hiloy ?

    Nsoah s'assombrit :

    -La couleur de Xutik a changé. En fait, elle est instable. Je ne sais plus trop avec lui. Mais Hiloy, iel est gentil.le, malgré l'étrange.

    Tahiya se tourna vers son cousin :

    -Tu ne fais aucun sens.

    Nsoah fronça les sourcils,incapable de voir en quoi il n'avait pas été clair. Tahiya soupira :

    -Laisse tomber.

     

    Hiloy se pencha pour voir ses ennemis derrière le tronc d'arbre. Lae Cinquième arma le fusil qu'iel voyait dans le bâton qu'iel avait dans les mains. Allez, pour le Roi. L’adolescent.e roula sur le côté, visa et tira. Les coups de feu retentirent dans son esprit. Hiloy vit tomber trois des Bestioles qu'iel imaginait présentes.

    -Qu'est-ce que tu fais ?

    Lae Cinquième se releva sans lâcher son bâton, agacé.e. Sachant que Xutik ne pensait pas à mal et que ce n'était pas sa faute s'il passait par là pendant qu'iel était dans un de ses délires, lae Cinquième respira profondément pour contrôler sa mauvaise humeur :

    -Je joue.

    Xutik, les mains dans les poches, ne cacha pas son désarrois. Lae Cinquième qui joue, c'était n'importe quoi.

    -Tu joues à quoi ?

    -Je suis un espion du Roi. Il y a des Bestioles qui attaquent le palais.

    -Espion ?

    -Espion.

    -Et des Bestioles ?

    Iel hocha la tête.

    -Bah mince alors.

    Suite à cet échange assez morne, Xutik s'éloigna. Hiloy haussa les épaules et allait reprendre son jeu quand iel aperçut une des servantes de sa mère :

    -Une lettre pour vous.

    Hiloy la rejoignit pour lui épargner de parcourir la distance qui la séparait encore du sous-bois :

    -C'est l'héritière Féetérique.

    Lae Cinquième sourit en se retenant de faire remarquer que seule Falibi lui écrivait. Après avoir récupéré la lettre, Hiloy remonta dans sa chambre pour la lire. L'héritière d'argent était obnubilée par la veste qu'ils avaient retrouvée dans la cabane cachée dans les bois. Dans chacune de ses lettres, elle partageait ses théories. Au début, c'était simplement des élucubrations sur l'identité de l'héritier du roi. Puis, Falibi s'était demandée si cette veste n'avait pas été planquée exprès pour égarer les curieux. Après tout, l'héritier du roi était peut-être une héritière en seconde ou troisième année. Dans la lettre que Hiloy lisait à présent, Falibi en était arrivée au point où elle se disait que la veste avait simplement été oubliée. Hiloy rit en devinant la déception grandissante de son amie en lisant la lettre. L'adolescente aurait sans doute préféré une grande révélation faite de drame et de surprise. Hiloy rangea la lettre avec les autres. Comme chaque fois, iel se disait qu'iel devrait probablement lui écrire pour lui répondre, mais lae Cinquième trouvait cela ennuyeux. Iel avait toujours mieux à faire et la rentrée arrivant bientôt, la lettre ne serait pas reçu à temps. Autant attendre qu'ils se voient face à face. Hiloy retourna dehors en espérant retrouver son bâton. Cette histoire de veste ne lae préoccupait pas plus que cela, pour la simple raison qu'iel ne pouvait rien y faire. Du moins, tant qu'iel était en dehors de l'école. Hiloy ne doutait pas qu'une fois de retour en classe, Falibi saurait réveiller son intérêt pour cette histoire.

     

    -Falibi parlait pas mal à Laxo et Bélera, non ?

    Nsoah pencha la tête sur le côté :

    -Je ne sais pas. Elles sont neutres si tu veux tenter une alliance.

    Tahiya voyait bien ce qu’il voulait dire. Les deux filles s’étaient sagement tenues à l’écart des événements et n’avaient jamais rien fait qui puisse attirer l’animosité.

    -Tu crois qu’elles ont un plan ? Qu’elles ont endormi notre méfiance avant de frapper cette année ?

    Nsoah rit :

    -Non. Elles ont des couleurs franches.

    -Si tu le dis.

     

    -Prête ?!

    Bélera hocha la tête, trépignant sur la ligne de départ.

    -Vas-y !

    L’héritière d’argent se mit à courir. Elle adorait ça. Le sol qui défilait sous ses pas, l’air qui tentait parfois de la ralentir, parfois de la pousser vers l’avant. Bélera cernait rapidement le vent. Elle se décala légèrement en remarquant des branchettes sur le sol. Il n’aurait pas été bon qu’elle trébuche alors qu’elle tentait de battre son record.

    -Stop !

    La jeune fille fit encore quelques mètres avant de s’arrêter. Elle interrogea Laxo du regard en revenant vers elle. L’héritière d’or soupira :

    -Pareil qu’hier.

    Bélera ne cacha pas sa déception :

    -T’es sûre ?

    Elle lui montra le chronomètre pour preuve et Bélera dût accepter la réalité. Laxo eut un sourire réconfortant :

    -On retentera demain, va.

    -Tenter quoi ?

    Les filles firent volte-face pour voir avancer Mechem. Le Troisième n’avait pas menti. A peine sortit de l’école, l’adolescent avait été emmené pour une opération. Cela ne faisait que quelques jours qu’il avait pu revenir dans sa famille et, ceux-ci, étaient venus rendre visite au clan de Laxo pour les remercier. Mechem avait retrouvé la vue, mais il avançait les yeux plissés comme si la lumière le blessait parfois. C’était le cas à cet instant et Bélera proposa :

    -On va à l’ombre ?

    L’adolescent secoua la tête :

    -Non, il faut que je m’habitue apparemment. Ça devrait passer avec le temps.

    Laxo posa une question qui l’intéressait au plus au point :

    -Tu retournes à l’école cette année?

    -Cela va dépendre de mes yeux. Si je réussis à m’y habituer d’ici là, oui. Sinon, mes parents devront envoyer mon frère.

    Une lueur d’espoir perça dans le regard de Laxo :

    -Est-ce que ça veut dire que nos fiançailles seront rompues.

    -Je croise les doigts, mais si c’est mon frère qui se retrouve à l’école, c’est à lui qu’ils vont te fiancer.

    Laxo eut l’air si déçu que Bélera et Mechem ne purent s’empêcher de rire.

    -Mais c’est pas drôle.

    L’adolescent se ressaisit :

    -Ne t’inquiètes pas. Mon frère ne sera pas ravi non plus.

    Laxo parut rassurée :

    -On pourra s’arranger alors, tant mieux. Tu veux faire la course avec Bélera ?

    Mechem rit :

    -Pourquoi ? Je suis puni ?

     

    Tahiya se décida à manger un fruit avant de poursuivre :

    -Theaon et Ora. Elles n’ont pas fait grand-chose non plus.

    -Theaon a tenté de se rapprocher de lae Cinquième en sortant avec Falibi.

    -Ah bon ?

    Nsoah posa sa tasse et se resservit en thé :

    -Oui.

    -...OK. Donc manipulatrice.

    -Non.

    -Tu me gaves.

    Nsoah sourit :

    -Theaon n’a pas réussi et elle n’a rien tenté ensuite. Je crois qu’elle a voulu satisfaire ses parents en suivant un plan qui n’était pas le sien.

    -Si elle a renoncé, c’est qu’elle n’est clairement pas faite pour cette école.

     

    Theaon s’était rongée les ongles jusqu’au sang. Ora l’empêcha de porter son doigt à sa bouche une nouvelle fois :

    -Ça suffit. Que penseront les parents ?

    Theaon se moquait bien de cela. Tout ce qu’elle voulait, c’était que la porte s’ouvre et qu’ils en finissent.

    -Tu crois que j’y retournerais ?

    -A l’école ?

    Theaon gardait les yeux sur la porte :

    -Oui. Évidemment.

    Ora haussa les épaules :

    -On verra bien ce qu’ils auront décidé.

    La porte s’ouvrit et Theaon se mit à trembler.

     

    -Et pour ce qui est d’Elférad ? Il n’aura probablement plus d’héritiers d’argent cette année. On pourrait en faire quelque chose.

    Nsoah secoua la tête :

    -Non. Il y aura quelqu’un.

    -Son copain ?

    -Ou un autre. Ses parents ne le laisseront pas revenir seul. Tu sais ce qu’il s’est passé entre eux ?

    Tahiya haussa les sourcils sans quitter le mur des yeux :

    -Comment je le saurais ? Pourquoi ? C’est important ?

    -Elférad n’est pas un rancunier. S’il leur pardonne, les trois reviendront. Mais on ne sait pas si ce qu’ils ont fait est pardonnable.

     

    Neghttris s’endormait à moitié à attendre l’heure, assis près de la fenêtre. Il lui avait fallu un bon moment avant que sa colère ne s’apaise. Lorsque l’héritier d’or leur avait prit leur veste, Neghttris avait été furieux. Il s’était persuadé qu’à sa place, Elférad aurait agi exactement de la même manière et par conséquent, sa réaction avait été injuste et hypocrite. Au moment de quitter la salle, les trois garçons s’étaient attendus à être arrêtés. Après tout, bien qu’ils aient refusé de suivre leurs parents, ils n’en avaient pas moins trahi et Elférad était celui qui devait choisir leur punition. La prison, c’est ce que j’aurais fait moi. Neghttris soupira. Ils avaient attendu la punition. Les biens de leurs familles avaient été redistribués, mais seulement après qu’on leur ai demandé ce qu’ils souhaitaient garder.

    Neghttris parcourut du regard la chambre qui contenait tout ce qu’il possédait désormais. Ils logeaient maintenant dans les annexes des serviteurs, très loin les uns des autres. Une fois installé, Neghttris s’était dit que c’était là leur prison. Mieux qu’une cellule, mais une prison tout de même…. C’est ce qu’il avait cru jusqu’à ce que l’adolescent découvre qu’il était libre d’aller où il voulait, avec un garde certes, mais tout de même. Il pouvait même retrouver Lyert et Matior.

    Lorsqu’ils s’étaient revus, les garçons avaient pu discuter sous la surveillance de gardes. C’est là que Neghttris avait exprimé sa colère et sa frustration. A quel jeu Elférad pensait jouer en les laissant poireauter en attendant leur punition ? Lyert lui avait cloué le bec, ce qui était assez rare pour être noté. En réalité, le garçon s’était contenté de lui faire remarquer que la punition avait été de leur prendre leurs vestes.

    Neghttris se souvint de la tête de ses deux amis en le voyant en colère, comme si c’était lui qui avait tort. Cela avait d’abord était un ajout de frustration avant qu’il ne se retrouve seul à réfléchir. Toutes ses réflexions s’étaient résumées à : si j’avais été à sa place, moi je… peu à peu, l’adolescent avait réalisé son erreur. Elférad n’était pas lui. Neghttris n’était plus destiné à posséder son propre clan grâce aux manipulations de ses parents. Lors de leurs discussions, l’héritier d’or et lui avaient réalisé à quel point leur façon de diriger était différente. Neghttris serait un chef intraitable, mais juste. Elférad, à l’image de ses parents, serait doux et réfléchi. Tout ce qui s’était passé en fin d’année lui revenait en mémoire sous une nouvelle perspective. L’opinion que l’ancien héritier d’or avait de son ami revenait peu à peu à ce qu’elle avait été à l’origine, effaçant progressivement toute l’ambition déplacée que ses parents avaient distillé en lui. La formulation avait alors changé. Si Elférad avait été à ma place, il m’aurait parlé, montré les lettres. Pas tout de suite, non, mais en voyant la situation s’envenimer, il m’aurait demandé ma version des faits. Elférad ne m’aurait pas condamné sans écouter ma défense. Neghttris s’était mordu les lèvres jusqu’au sang en se rappelant la discussion à sens unique qui avait eu lieu. Elférad avait bravé un potentiel danger en venant le voir dans sa chambre. Il avait essayé de lui parler, de comprendre et Neghttris n’avait pas écouté. Pire, il l’avait attaqué. Tu es un crétin. Elférad s’était contenté de prendre leurs vestes, pourquoi ? Parce que, contrairement à Neghttris, sa colère s’apaisait vite. L’héritier d’or avait compris. Bien sûr qu’il était impensable de mettre en doute les paroles de ses parents, surtout s’ils ne vous avaient jamais menti. Bien sûr, que personne ne s’imaginerait que l’on veuille les manipuler. Bien sûr, il était inimaginable que l’on aille chercher le doigt coupé d’un enfant pour faire croire à une menace inexistante. Comme à son habitude, même dans sa colère et sa déception, Elférad avait pesé le pour et le contre. Son verdict était clair. Ses amis ne pouvaient pas être tenus entièrement responsable de leurs actes.

    Dire qu’il leur avait pardonné été sans doute un peu fort. Cependant, Neghttris avait bien remarqué qu’on laissait ses frères et sœurs jouer sous ses fenêtres. Il prenait de leurs nouvelles et pouvait les voir deux fois pas jour grâce à ce procédé. Au début, il n’avait pas vu de lien, mais maintenant, alors qu’il attendait leur venue, assis sur le rebord, Neghttris pouvait jurer sans craindre de se tromper, que c’était Elférad qui les lui envoyait. Son ami savait combien ces enfants étaient précieux à son ancien héritier d’argent. Je suis plus cruel que lui. A sa place, Neghttris n’aurait pas permis que ceux qui l’avaient trahi puissent encore voir ne serait-ce qu’un rayon de soleil. Seulement voilà, lui, il était libre d’aller et venir, de voir ses amis, sa famille. Jamais seul, jamais trop proche, mais c’était déjà énorme. Les jours passant, au fil de ses réflexions, Neghttris s’était calmé. A la colère succéda la gratitude pour ce traitement, à la gratitude succéda le remord. Un remord lourd et dévorant qui lui faisait monter les larmes aux yeux.

    Par une lettre qu’il avait fait parvenir à Lyert et Matior, il leur avait appris son intention d’alourdir de lui-même sa punition. Sa chambre était sa prison. Neghttris ne sortait plus et n’ouvrait plus la fenêtre pour parler à ses frères et sœurs. Son seul lien avec l’extérieur était désormais le jeune homme qui lui apportait les repas. Par lui, il avait appris que Lyert et Matior avaient décidé de suivre son exemple.

    Neghttris espérait que leurs comportements seraient rapportés à Elférad. Lui, ils ne l’avaient pas revu depuis qu’il était sorti du grand hall le jour de leur destitution. S’il apprend la punition que l’on s’inflige, il pardonnera peut-être. Cela faisait des semaines et l’héritier d’or refusait toujours de les voir ou de leur parler.

    La porte s’ouvrit laissant entrer le serviteur portant son plateau. En silence, il le posa sur le bureau, mais au lieu de repartir aussitôt, comme il le faisait d’habitude, il s’attarda. Cela en vint au point où, quittant la fenêtre des yeux, Neghttris se tourna vers lui :

    -Vous voulez quelque chose ?

    Avec un regard inquiet vers la porte, le serviteur s’avança pour demander à voix basse :

    -Vous n’allez vraiment rien faire ?

    -Pardon ?

    Il avança encore :

    -Vous avez des gens à vos ordres, vous savez. Vos parents ont veillé à ce que vous ayez du soutien. Il vous faut simplement me donner les ordres et je transmettrai.

    Neghttris le dévisagea avec un dégoût à peine dissimulé :

    -Vous êtes en train de me parler d’un coup d’état ?

    Encouragé par ses paroles, le jeune homme hocha la tête :

    -Oui, nous sommes nombreux à penser que les Juéllit sont trop naïfs pour gouverner et cela depuis la mort de leur fils. Ils auraient dû exécuter les suspects comme vos parents le leur avaient conseillé. Et cette idée de faire revenir les traîtres parmi nous…

    L’ancien héritier d’argent eut un frisson d’horreur significatif. Neghttris fut encore plus affolé en réalisant que ses parents avaient prévu d’aller bien plus loin que ce qu’ils avaient laissé entendre. Ils n’avaient pas l’intention d’effrayer les Juéllit pour qu’ils renoncent à l’alliance, mais bien de les exterminer pour prendre leur place. Voyant que le serviteur patientait pour un quelconque encouragement, Neghttris déclara :

    -Je n’ai pas l’intention de faire quoique ce soit contre notre chef et si vous m’en reparlez, je ferais en sorte que l’on sache ce que vous complotez.

    Le jeune homme se décomposa. De toute évidence, ce n’était pas ce à quoi il s’attendait. La menace ne l’empêcha pas de tenter encore :

    -Vous seriez un chef plus qualifié. Avec votre intelligence…

    -La sagesse vaut mieux que l’intelligence et ça, c’est Elférad qui l’atteindra.

    Comme il se perdait de nouveau dans la contemplation du jardin sous ses fenêtres, le serviteur sortit, l’air désemparé. Quand ses frères et sœurs vinrent jouer, le saluant de nombreux signes, Neghttris se remettait à réfléchir à son plan. C’était quelque chose de simple à envisager, mais difficile à exécuter. Pourtant, après tout ce temps de réflexion, il avait réalisé que c’était le seul moyen d’obtenir enfin le pardon. L’adolescent avait transmis son idée à Matior et Lyert, dans le cas où ils souhaiteraient le suivre ou, si par chance, ils auraient eu une autre idée. Leurs réponses furent identiques. Son plan était le bon, le seul.

    Lorsque ses frères et sœurs repartirent, Neghttris appela le garde. Cette fois-ci, c’était une femme immense que l’armure rendait encore plus imposante.

    -Est-ce que vous pourriez me rapporter un rasoir et des lames de rechange, s’il vous plaît ?

    Elle hocha la tête et sortit. Neghttris se leva, étirant son corps replié depuis trop longtemps. Son regard s’égara sur la pièce qui contenait tout ce qui lui restait. Il faudra jeter tout ça. Lorsque la femme lui rapporta ce qu’il avait demandé et qu’elle repartit, Neghttris se perdit dans la contemplation des lames fines et argentées. Le seul moyen de se faire pardonner une trahison si importante était de disparaître. Elférad ne garderait certainement pas rancune contre des morts.

     

    -OK. Qui il manque ?

    Nsoah fit un bond de joie, radieux :

    -Citseko !

    -Ah oui et monsieur lueur verte.

    -Cyrastès.

    Theaon retourna s’asseoir :

    -Je ne veux pas briser tes rêves, mais d’après ce que tu m’as raconté, Citseko ne reviendra pas.

    La joie de Nsoah disparu :

    -Oui, mais je l’aime bien.

    -Oui, mais s’il sympathise avec l’ennemi, moi non plus, je n’aurais pas tellement aimé le garder comme héritier d’argent.

    -Cyrastès n’est pas un ennemi. Il était très triste.

    -Bien sûr et Meb, très en colère à cause de ça. Il devrait s’entendre avec Indilk.

    Nsoah secoua la tête :

    -Non, Meb, il n’est pas en colère. Il a peur. Tout le temps.

     

    Dans la voiture qui l’emmenait au point de rencontre, Meb serrait les poings. Quitter la maison était un soulagement, mais il s’inquiétait de l’année à venir. Lorsque l’héritier d’or était rentré à la fin de l’année dernière et qu’il avait raconté de vive voix ce qui était arrivé avec Citseko et Cyrastès, il s’était pris une des plus belle raclée de sa vie. Ses parents avaient hurlé en le frappant, ne comprenant pas comment il avait été incapable de contrôler son héritier d’argent, comment il avait pu laisser les choses aller aussi loin avec Cyrastès.

    Quand son père et sa mère s’étaient fatigués, comme à l’ordinaire, c’était Citseko qui était venu panser ses blessures. Meb lui avait envoyé son poing dans la figure en lui rappelant que tout cela était de sa faute. Citseko n’avait rien dit, que des excuses du bout des lèvres en le soignant avec des gestes maîtrisés. Il n’était jamais loin quand Meb se prenait des coups et surgissait toujours à temps pour l’aider. Une fois, lorsqu’ils étaient enfant, Citseko avait essayé de s’interposer, mais le résultat avait été désastreux. Que Meb puisse laisser un enfant du commun prendre sa défense avait aggravé la punition.

    Meb avait évité Citseko durant les deux mois pour lui faire ressentir à quel point il lui en voulait. Ce n’était pas comme si l’héritier d’argent n’était pas au courant de ce qui arriverait à Meb s’il décevait ses parents. Cependant, il ne s’était pas attendu à la suite.

    L’héritier d’or tourna la tête pour observer l’adolescent assis à l’autre bout de la banquette. Pour lui donner une chance de se rattraper, ses parents avaient décidé que rien ne changerait. Cette fois, Meb devait démontrer qu’il était aux commandes, qu’il était capable de maîtriser la situation. La voiture s’arrêta et les deux garçons sortirent pour rejoindre les cercles où les surveillants devraient venir les chercher. Meb fixa son regard au loin et se décida à parler :

    -Pas de connerie, cette fois, c’est clair ?

    Citseko hocha la tête.

    -Plus de Cyrastès, plus de bouderie. Il est temps que tu te comportes en adulte. Sois un peu mature.

    Citseko hocha la tête et Meb sentit sa gorge se serrer en voyant la voiture des surveillants approcher.

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